Hervé Juvin est économiste et essayiste. Dernier ouvrage paru : La grande séparation- pour une écologie des civilisations, Gallimard, 2013
Causeur. Aujourd’hui, à l’intérieur de l’Union Européenne, on circule librement, on utilise la même monnaie et on partage les mêmes valeurs démocratiques. Malgré toutes ces imperfections, l’Europe n’est-elle pas une exception heureuse dans ce monde de brute ?
Hervé Juvin. Demandez-le aux Grecs ! J’observe exactement l’inverse de ce que vous décrivez. Le rêve d’une Europe post-politique se transforme en cauchemar d’impuissance collective ! En imposant l’euro au forceps, en tentant de faire avancer un projet de Constitution européenne, on n’a pas construit l’Europe, mais plutôt déconstruit les nations ! En bon gaulliste, je crois que la nation est quand même ce qu’on a fait de mieux en termes de construction politique.
Quand la Doxa charge la nation de tous les maux, vous semblez l’idéaliser, en oubliant que les Etats-Nations se sont quand même fait la guerre pendant des siècles…
Ce n’est pas la nation qui a provoqué les guerres mondiales, mais des empires en proie à des dissensions internes, comme l’Autriche et l’Allemagne, qui ne parvenaient pas à « faire nation » ou ne le voulaient tout simplement pas. D’ailleurs, savez-vous qui a déclaré : « La nation, je l’ai utilisée, mais soyez bien conscient qu’il faut jeter cette notion complètement dépassée. » Adolf Hitler, en 1935 ! Il voulait remplacer la nation par l’idée de « race ». Cela devrait nous alerter sur les dangers de l’idéologie post-nationale.
Vous charriez un peu : le post-nationalisme n’aboutit pas forcément au totalitarisme !
Lorsqu’on soulève le couvercle de la marmite nationale, on régresse vers des identités ethniques ou religieuses bien plus violentes que le nationalisme, plus souvent qu’on ne progresse vers la concorde universelle ! Après la Seconde Guerre mondiale, les Alliés ont compris que la nation constituait le meilleur remède au retour des vieux démons. C’est pourquoi Churchill a décidé de ne plus laisser un seul Allemand, ethnique et linguistique, en dehors des frontières de l’Allemagne. Cet exode a provoqué 12 millions de déplacés, et entre 500 000 et 1 million de morts[1. Dans son essai Orderly and Humane : The Expulsion of the Germans After the Second World War (Yale University Press, 2012), l’historien américain R. M. Douglas retient cette évaluation du nombre d’Allemands morts après leur expulsion d’Europe de l’Est, principalement dans les pays libérés par l’armée soviétique.]. Mais aussi brutal soit-il, ce déplacement de populations a permis de désamorcer les irrédentismes en reconstituant l’unité ethnique et territoriale de l’Allemagne et des peuples voisins. Séparer des nations distinctes les unes des autres, voilà ce qui a créé les conditions de la paix en Europe !
Les sociétés multiethniques seraient donc des fauteuses de guerre ?
Je constate que les derniers foyers de conflits en Europe viennent d’État multiethniques ou de peuples dispersés. On n’en a pas fini avec l’ex-Yougoslavie, ce conglomérat de peuples catholiques, musulmans et orthodoxes, qui ne tenait que sous la main de fer du maréchal Tito, ni même avec la question hongroise. La majorité des gens qui parlent hongrois vit à l’extérieur des frontières de la Hongrie. Or, quoi qu’on pense de Viktor Orban et de ses alliés extrémistes, cela pose un vrai problème. Et la question des minorités russes dans les pays baltes est devant nous !
Malgré tout, si la guerre en ex-Yougoslavie est finie, si la Hongrie n’est pas en conflit avec les pays abritant une minorité hongroise, ou si la Russie n’a pas envahi les pays-baltes, n’est-ce pas à mettre à l’actif de l’UE et de la défense européenne ?
L’union de la France et de l’Allemagne a assuré la paix en Europe, c’est évident. C’est un acquis. Mais de quelle défense européenne parlez-vous ? Depuis 1945, la contrepartie implicite du Plan Marshall et des accords de Bretton-Woods sur le dollar est l’établissement d’un protectorat militaire américain absolu en Europe. Malgré les négociations entre la France et la Grande-Bretagne, qui sont les deux grandes puissances militaires du continent, il n’existe pas le début du commencement d’une défense européenne. Depuis le bouclier antimissiles jusqu’au rôle futur de l’OTAN, nous sommes en désaccord sur tout !
Justement ! Le repli national des politiques de défense européenne montre que l’UE n’est pas si post-nationale que vous le dites…
Les grands théoriciens de l’Europe ont rêvé d’une union post-politique, plus encore que post-nationale. Cela ne marche pas, parce que l’État de droit et les droits de l’homme ne font pas une politique. Traumatisée par les morts du passé, l’Europe refuse de voir le monde comme il va. Certains pays, comme Israël, ont un ennemi à leurs frontières qui rêve de les conquérir, voire d’éliminer une partie de leur peuple. Cette conscience historique-là, l’Europe a choisi de ne pas l’avoir. Elle imagine ne pas avoir d’ennemi. Elle risque de le payer cher.
Qui est l’ennemi, alors ?
L’ennemi immédiat, c’est l’utopie mondialiste qui fait des hommes et des terres des marchandises comme les autres. L’ennemi, c’est le sans-frontiérisme qui nie ce fait historique ; la paix vient plus souvent de la séparation de sociétés humaines dont les modes de vie sont incompatibles que de leur mélange, qui mène à leur confrontation. C’est la confusion mentale qui nous livre à un traité de libre-échange transatlantique qui risque d’interdire aux Français et aux Européens d’exprimer leurs choix politiques en matière de services publics, de préférence locale ou nationale, de normes sanitaires ou environnementales.
Le cosmopolitisme a vaincu l’esprit de clocher…
C’est la même confusion mentale qui se lit dans les classements des villes selon leur « ouverture à la diversité », dans le rapport du Conseil d’État (mai 2013) exigeant que les Français s’adaptent aux populations migrantes, alors que partout, la règle est que les nouveaux venus respectent les lois et les mœurs du pays d’accueil !
On vous voit venir, le problème, c’est l’Islam ?
Non, il y a plusieurs islams comme il y a plusieurs capitalismes. L’islam des marabouts africains n’est pas comparable au salafisme qui atteint le Mali ou la Centrafrique, et qui est d’abord fort de la faiblesse des sociétés traditionnelles en proie à la modernisation. C’est la même chose en Europe. Nous souffrons de notre faiblesse politique, du doute de soi et de la honte d’être soi.
Et si l’histoire européenne était bel et bien finie ? Il n’y a guère eu que la crise de la dette pour mettre à mal l’équilibre social et économique auquel était parvenue l’UE.
J’ai l’impression d’entendre Jean-Claude Trichet ! Après son accession à la présidence de la Banque centrale européenne, il prétendait que les mécanismes du traité de Maastricht allaient provoquer la convergence des économies et des politiques européennes. Or, c’est tout le contraire qui s’est passé. Sans être complotiste, je vois bien l’intérêt qu’ont certains à prétendre que l’Histoire est finie, que les hommes sont tous les mêmes. Ceux qui nous annoncent l’avènement de l’homo œconomicus et de la démocratie planétaire veulent instituer un seul mode de relation entre les hommes sur la planète : le marché ! Au moment de la crise financière de 2008, les mêmes en appelaient aux États-nations pour sauver la barque. Les seuls qui ont alors tenu, ce sont les dirigeants nationaux, comme Nicolas Sarkozy qui, pour une fois, a su agir avec justesse. Citez-moi un seul commissaire européen qui ait agi pendant la crise ! Silence radio…
Aux conséquences de la crise financière de 2008 ajoutée la crise de l’euro. Malgré les difficultés de pays comme la Grèce et l’Espagne, le bilan de la monnaie unique est-il si négatif ?
L’euro facilite la vie des Européens, c’est évident ! Mais les modalités de sa mise en place et les parités retenues ont été erronées. Depuis sa création, les soldes commerciaux de l’Allemagne, de la France et des autres pays européens divergent comme jamais auparavant. Jugez plutôt : à la naissance de l’euro, en 2002, l’Allemagne réalisait les deux tiers de ses excédents commerciaux avec le reste de l’Union européenne. Aujourd’hui, c’est en dehors de l’Europe que Berlin réalise les deux tiers de ses excédents ! De toute façon, la zone euro n’est pas une zone monétaire optimale : comment voulez-vous faire une monnaie unique avec un pays comme l’Irlande qui applique un taux marginal de l’impôt sur les sociétés à 13 % et un autre comme la France où il est de 38 % ?
D’ordinaire, on reproche plutôt à la banque centrale européenne de surévaluer la monnaie unique, au risque de faire décrocher les pays du « club med » de la compétition internationale.
Lorsque l’euro vaut 1,40 dollar, seule l’Allemagne peut exporter ! À la mise en place de la monnaie unique, il aurait fallu prévoir des clauses de sortie permettant de limiter les dégâts si un pays devait quitter la zone euro. Il est de plus en plus probable qu’une ou plusieurs économies renouent avec leur monnaie nationale mais, faute de scénario concerté et organisé, cela risque de se faire dans l’improvisation totale. Si, par exemple, la Grèce sortait de manière isolée et irraisonnée, le coût du désordre serait infini.
Ne faut-il pas, en ce cas, démanteler l’euro pour sauver l’Europe ?
Je suis très prudent face à cette thèse. Malgré tous ses défauts, la création de l’euro a donné corps à l’idée d’une vie commune européenne. Si l’euro sautait, je ne suis pas sûr que l’Union européenne y résisterait sur un plan symbolique. La crise actuelle nous en donne un avant-goût. À Athènes, j’ai été frappé d’entendre des Grecs dire que l’Allemagne ne paierait jamais assez pour l’offensive d’Hitler qui permit à Mussolini de conquérir la Grèce pendant la dernière guerre. En face, les Allemands rétorquent que les Grecs ne paieront jamais assez car le front grec a fait perdre du temps à la Wehrmacht sur la route de Moscou. C’est bien la preuve que les vieux démons peuvent toujours resurgir.
Alors que l’appareil institutionnel européen n’a jamais été aussi développé, on dirait que le destin de l’Union Europénne lui échappe…
Nous vivons le scénario un peu terrifiant mais assez drôle qu’a prédit l’universitaire d’origine camerounaise Achille Mbembe : la « négrification de l’Europe ». Comme l’Afrique au XIXe siècle, l’Europe va connaître un processus de colonisation qui la mettra à la merci d’intérêts économiques extérieurs sur lesquels elle n’aura aucune prise. Hélas, le traité de libre-échange transatlantique fait planer cette menace sur le continent, déjà fragilisé par la pénétration économique chinoise. Et quoi qu’en disent nos élites politiques, nous devrions y répondre en réinstaurant des frontières, pas seulement par une course à la compétitivité économique !
On entend de moins en moins de discours enchanteurs sur la mondialisation. Depuis quelques années, le recours aux fontières et le patriotisme économique font même un retour en grâce dans le débat héxagonal…
Sur le plan intellectuel, vous avez raison. Mais, pour le plus grand bonheur de Marine Le Pen, aucun parti dit « de gouvernement » ne se permet d’employer les mots « frontières », « nation » et « citoyenneté ». C’est un cadeau inouï qui lui est fait !
Au moins sur le terrain diplomatique, nos dirigeants reviennent à la REALPOLITIK. De la Syrie au Sahel, l’Europe freine des quatre fers pour intervenir à l’extérieur. Et quand la France part seule au Mali ou en Centrafrique, ce n’est pas vraiment la fleur au fusil.
Sur le plan de la politique étrangère, l’Europe a un mal fou à distinguer ses intérêts propres. C’est le signe d’un gros problème d’identité : l’UE ne sait tout simplement pas qui elle est ! Diplomatiquement parlant, sauf pour ne rien faire, les Européens sont très rarement d’accord entre eux. En même temps, le fiasco de l’expédition occidentale en Libye, après les échecs irakien et afghan, nous confirme qu’on ne joue pas impunément avec les identités et le fameux nation-building ou state-building. Encore une invention moderne qui nie la condition politique de toute vie humaine!
Ne fallait-il pas intervenir en Libye pour sauver la population locale du massacre annoncé ?
La politique occidentale à l’égard de Kadhafi s’est toujours faite en dépit du bon sens. Dans les années 1980, lorsque le Guide libyen menaçait la paix de l’ensemble de l’Afrique et conduisait des actions terroristes, il n’a pas été renversé : seule sa famille a essuyé des représailles. Ce n’est qu’après la renonciation de Kadhafi à toute arme de destruction massive qu’on a mis fin à son règne, puis à ses jours. Je suis certain que ce dangereux précédent va inciter certains régimes à aller au bout de leur programme nucléaire ou non conventionnel pour survivre. Un certain nombre d’États ont compris que les promesses de l’Occident ne valaient rien, et qu’ils devaient donc développer leurs capacités militaires pour échapper aux risques d’ingérence que les manipulateurs d’émotions collectives peuvent toujours susciter !
Désapprouvez-vous toutes les ingérences ? L’an dernier, si l’Etat Malien a appelé la France à l’aide, c’est qu’il menaçait de s’effondrer sous la pression des djihadistes…
J’approuve l’opération « Serval » au Mali, qui est presque l’envers de l’attaque contre la Libye. Mais précisément, quelle logique y a-t-il à combattre au Mali des gens qu’on a armés en Libye ? La même question se poserait si l’on intervenait en Syrie contre Bachar Al-Assad. Là-bas, où sont les « good guys » (les « gentils »), comme disent les Américains ? Des armes parties de Libye et des mercenaires venus de partout affluent en Syrie au terme d’un périple invraisemblable. C’est la même chose en Centrafrique, car c’est aussi cela, la mondialisation !
Propos recueillis par Daoud Boughezala et Tancrède Besse.
*Photo: Geert Vanden Wijngaert/AP/SIPA. AP21311867_000009.
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