Les non-bin errent

L'éditorial d'Elisabeth Lévy


Les non-bin errent
Photo © Pierre Olivier

L’éditorial de décembre d’Elisabeth Lévy


Au début, on se marrait bien. Cette affaire d’écriture inclusive était une pochade ridicule inventée par des ultra-minorités vagissantes, biberonnées au charabia de la déconstruction. Jamais ce crime contre la langue et contre l’intelligence humaine ne resterait impuni au pays de Molière. Quelques années plus tard, le ministre de l’Éducation doit l’interdire solennellement à l’école. Avant de devenir le fleuron du prêt-à-ne-pas-penser des analphabètes fanatisés qui peuplent nombre de facs de lettres et de sociologie, le jargon inclusif s’est répandu au sommet de la hiérarchie du savoir, à Normale Sup ou l’École des hautes études. Plus précisément, il a été imposé par de jeunes miliciens arrogants et venimeux à des professeurs dont le courage n’est pas la qualité première, épouvantés par l’idée de ne pas être dans le coup et prêts à d’innombrables bassesses pour le rester.

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Quand on a appris que « iel » entrait au dico, on s’est encore esclaffé, on a fait des blagues douteuses sur le mode « Iel, mon mari ! », on s’est indignés à coups d’éditos, les plus éminentes sommités ont été consultées et la première dame a mis son grain de poivre. Pas sûr qu’il suffise de rire ou de protester pour arrêter cette dinguerie. Avec l’institutionnalisation d’un pronom « non-binaire », car Le Robert est une institution, la police du langage franchit un cran. Il ne s’agit plus seulement de corriger les inégalités en amendant la langue (principe du politiquement correct), il s’agit d’effacer dans la langue ce qui relève encore de l’évidence concrète pour l’écrasante majorité des hommes : la différence des sexes. Je ne sais pas si les promoteurs de cet escamotage ont lu Orwell et Klemperer, mais ils savent instinctivement que, pour changer le réel, il faut subvertir le langage : inventez le mot et la chose adviendra. Bien avant l’arrivée de « iel », de nombreux organismes avaient montré leur volonté de collaborer à l’ordre sémantique nouveau en proposant de cocher, à la rubrique « sexe », la case « femme », « homme » ou « autre ». Les responsables du Conservatoire national d’art dramatique savent bien qu’il y a deux sexes. En proposant aux candidats ce choix qui n’existe pas, ils espèrent faire moderne et échapper ainsi aux futures épurations.

Pour l’instant, les institutions sérieuses, comme le ministère de l’Intérieur, n’ont pas cédé : sur le passeport on doit encore choisir entre les deux sexes à l’ancienne. Cependant, en octobre, les autorités américaines ont délivré le premier passeport mentionnant le genre « X ». La révolution non-binaire est en marche. Le capitalisme a ouvert le chemin de l’avenir radieux et désexualisé : en Amérique, tout cadre qui se respecte fait figurer « ses pronoms » sur ses profils de réseaux sociaux. Même quand lui-même se contente des vieux « il » ou « elle », il montre que cela ne va pas de soi, manifestant ainsi sa foi non-binariste.

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Jusqu’à une date récente, il y avait peu de vérités aussi universelles que « on est homme ou femme ». Même ceux qui, fuyant leur sexe d’origine, décidaient d’en changer (les « trans ») s’inséraient dans cette merveilleuse dualité humaine. Mais à certains, changer ne suffit pas : ils refusent de choisir. L’événement n’est pas que quelques névrosés narcissiques fassent leurs intéressants en décidant qu’ils ne sont ni homme ni femme, mais que toute la société se mette en quatre pour les satisfaire. Mais bien sûr, Loulou, tu n’es ni homme ni femme, d’ailleurs tu es Napoléon. Ou une gazelle si ça te chante. Dis-moi comment je t’appelle et tu sauras qui je suis.

Sur BFM, une délicieuse consœur reçoit avec un air grave, qui ne masque même pas un fou rire naissant, un certain Otto, je dis un certain à cause du prénom mais à vue de nez Otto est une femme et une jolie femme. Seulement, Otto qui, de guerre lasse, avait opté pour le « il », ne se sentait pas reconnu, car il (je sais… mais merde !) ne veut pas être assigné à un genre. Maintenant que « iel » a acquis une existence officielle, Otto se sent exister. « La non-binarité, explique Otto avec une patience désarmante pour le plouc-téléspectateur, est un ressenti. Je ne me reconnais ni dans le genre féminin, ni dans le genre masculin. Après, ça peut varier, il y a des personnes qui se sentent les deux, un peu des deux, entre deux. » S’il faut inventer des pronoms pour chacun en fonction de la proportion de masculinité et de féminité qu’il ressent, la conversation et la vie sociale en général ressembleront bientôt à une course d’obstacles. Quel pronom devra-t-on appliquer à Otto quand il décrètera qu’il se sent poisson rouge ou guitare ?

Alors, rigolez, ça fait du bien. Mais sachez qu’à ce train, vos enfants, ou vos petits-enfants, ne discuteront même pas l’existence d’un troisième et même d’un quatrième ou d’un cinquième sexe. Et si alors, quelques vieux croûtons réacs dans votre genre (et le mien) s’obstinent à parler la vieille langue genrée, ils mettront cela au compte de l’âge. Ou d’une déviance dont on ne sait quel châtiment elle appellera [1].

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Avec la « non-binarité », le fantasme de la table rase est en phase d’être accompli. La révolution du genre ne veut pas mettre à bas l’ordre social ou politique, mais l’ordre anthropologique, le soubassement symbolique de l’espèce. Je ne veux pas vous faire peur, mais il n’est pas exclu qu’elle y parvienne. Mieux vaut se mettre à la page. Pour entamer notre rééducation collective, chacun devra écrire une dizaine de lignes expurgées de toute référence sexuée. Je vous préviens, c’est plus difficile que le ni oui ni non. Mais ne vous inquiétez pas, nous avons les moyens de vous délivrer de vos stéréotypes de genre.

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[1] Je découvre avec ravissement que mon correcteur orthographique ne « connaît » pas le mot « genré ».




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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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