Le critique belge Christopher Gérard nous amène dans un voyage au pays des dissidents, chez les réprouvés de la République des Lettres, dans une galerie de portraits exécutés à la manière d’un maître de la Renaissance…
Nous sommes en famille. En confraternité. En déshérence, aussi. Car, bien seuls, dans l’univers éditorial, j’allais écrire carcéral. Ils sont tous là, les vieux oncles ronchons, les stylistes interdits, les hussards de première cordée, les jeunes réactionnaires, les philosophes en rupture de ban et les copains de ma génération. L’ordre alphabétique m’a affreusement avantagé car je me glisse entre le glam-rocker stéphanois, mon camarade Jean-Pierre Montal et le voyageur pressé en 300 SL papillon, Paul Morand, non loin du druide populiste Olivier Maulin. Qui sont donc ces « Nobles Voyageurs » qui paraissent aux éditions de La Nouvelle Librairie ? Une réunion de réfractaires, d’insoumis assurément, d’écrivains qui, chacun à leur manière, tentent de dire leur vérité par les mots et traduisent le déshonneur de nos sociétés marchandes par le roman ou l’essai. Des désenchantés pour la plupart, certains plus amers que d’autres, des indisciplinés que vous ne verrez pas souvent sur les plateaux de télévision ; ils portent en eux une exigence ombrageuse et ce côté batailleur qui s’oppose à la mollesse générale de notre temps ; souvent même, ils sont carrément bannis des librairies.
Mauvais garçons
Tous ces non-alignés sont animés par un seul homme, Christopher Gérard, critique, lecteur d’élite et propagateur d’une certaine forme de littérature. « Mon idéal littéraire ? La littérature comme sacerdoce. L’écriture comme théurgie, comme exaltation de la beauté du monde visible et invisible », écrit-il. Est-ce un possédé ? Un esthète assoiffé de pureté ou de magie ? Un de ces piliers de bibliothèques qui ne trouvent réconfort et nourriture intellectuelle que dans une lecture compulsive et abrasive de l’âme ? Nous ne sommes plus tellement habitués à rencontrer des critiques qui s’agenouillent devant la littérature, non par réflexe victimaire ou sous le joug d’une quelconque idéologie, au contraire, par une sorte d’élévation spirituelle et de gourmandise qui les poussent, sans cesse, à combattre l’apathie et le reniement du monde. Ces « Nobles Voyageurs » sont une prolongation nettement enrichie de Quolibets, livre paru en 2013 qui « passe de soixante-huit portraits d’écrivains à cent vingt-deux ». À la fierté d’appartenir à cette cohorte de « mauvais garçons », je me suis surtout régalé en lisant ce photomaton littéraire, ces instantanés rigoureux, presque militaires, soutenus par une plume d’excellence. C’est ce qui fait la différence, à la fin, quand même les idées n’ont plus de sens, le style demeure, intact, vibrant ; à l’os, il bouge encore.
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Christopher Gérard écrit comme les officiers britanniques chassent à courre, avec une précision dans l’attaque, une attention de l’expression juste, un souci d’équilibre dans l’éloge comme dans l’éraflure, il réussit à garder ses nerfs et sa veste de tweed parfaitement droite, à ne pas s’enflammer sur un auteur pourtant inconstant, son sang-froid est le signe d’une belle érudition et d’un véritable sens du partage. Je n’ai pas oublié son toucher de plume, je me souviens de son roman Le Prince d’Aquitaine paru chez PGDR en 2018, de cette nostalgie ébréchée, digne, jamais larmoyante et cependant, déchirante de sincérité. Dans les interstices, il excellait à retranscrire l’angoisse et la douleur.
Christopher Gérard, héritier de Pol Vandromme
En ouvrant ce solide volume de plus de 450 pages, j’ai vacillé, j’ai vu le fantôme de Pierre-Guillaume de Roux, ce grand échalas en duffle-coat m’est apparu dans sa soupente de la rue de Richelieu. Il me souriait. Je dois ajouter que je n’ai pas été formé à la littérature dans une université qui fiche les écrivains par obédience politique mais par Pol Vandromme. Le Belge m’a ouvert les portes d’un monde dont j’ignorais la fantaisie et la diversité (la vraie), je me suis alors promené de Tintin à Jacques Perret, de Brassens à Nourissier. Christopher Gérard est son héritier le plus légitime, le plus fidèle, le plus délicat. « Les Nobles Voyageurs » peuvent se lire dans toutes les directions possibles, en touriste sourcilleux, vous suivrez l’alphabet, pas à pas ; moi, je l’ai pratiqué en cabotage, au gré de mes envies buissonnières, sans plan défini, le coude à la vitre d’un Spider italien, d’abord en piochant chez les anciens, les Déon, Drieu, Marceau, Laurent, Laudenbach, puis n’écoutant que mon instinct, j’ai pris les chemins de traverse, je suis tombé sur Guy Dupré : « Les fiancées sont froides est en effet un livre fétiche, qui génération après génération, envoûte une poignée de lecteurs séduits par le ton incantatoire, unique dans les Lettres françaises contemporaines, et par le style elliptique comme par l’ironie doucement féroce » ou sur Jean-Baptiste Baronian que Gérard qualifie « d’ogre » tant son savoir est encyclopédique. Je fais mienne la formule de François Valery : « Aimons-nous vivants / N’attendons pas que la mort nous trouve du talent ». Christopher Gérard ne s’intéresse pas qu’aux morts dans sa galerie de portraits, il nous éclaire, avec brio, sur l’œuvre de confrères hautement estimables. Je pense ici à Stéphane Barsacq, Thomas Clavel, Rémi Soulié, Michel Lambert, Thierry Marignac, Bruno Lafourcade ou Michel Orcel. Croyez-moi, la place des « Nobles Voyageurs » est sous le sapin !
Les Nobles Voyageurs de Christopher Gérard – éditions La Nouvelle Librairie, 466 p.
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