Yves Charnet se confie à la revue « Les moments littéraires » (numéro 48) sur son art d’écrire
Il est l’invité vedette du numéro 48. D’autres que lui prendraient cette marque de reconnaissance comme une consécration littéraire. L’équivalent de l’obtention d’une cinquième barrette pleine et entière de Colonel des lettres, l’antichambre vers la route aux képis à étoiles. La revue lui consacre un dossier de soixante pages dans sa livraison du second semestre 2022, de quoi l’asseoir définitivement dans le milieu et lui ouvrir les portes des maisons à couvertures blanches. Par lassitude et abandon, Yves Charnet est réfractaire au bonheur. Il se vit comme un paria des intelligentsias, un proscrit de l’écrit, éternel enfant illégitime qui refuse l’âge adulte par orgueil et clairvoyance, recalé chez les galonnés qui ont moins de talent que lui, graphomane mélomane des bords de Loire qui exulte les tristesses d’une ruralité suintante, vilain petit canard suspectant les bonnes comme les mauvaises nouvelles avec la méfiance innée des bâtards, partagé entre l’imposture et la disgrâce. Jamais serein, enfiévré et épuisant pour les nerfs, sur le fil, en alerte, comme la grande littérature l’exige. Raconter sa vie n’est pas une activité pour oisifs argentés et professeurs assermentés, l’écrivain doit payer sa dette sur le billot saignant. La feuille blanche est cet ennemi de l’intérieur que l’on combat à coups de signes et de biffures. Très tôt, il aura appris à encaisser les meurtrissures du sort, le regard des autres et admettre sa différence de naissance. Depuis, sa lourde carapace se fendille de toutes parts. C’est beau une amphore qui se craquelle, elle laisse passer la lumière. Ce puits sans fond de tristesse dont la prose fuyante fait grincer autant les corps que les têtes, porte, depuis trente ans, une œuvre pleine de tourments et d’une musicalité singulière dans l’édition actuelle. Le réduire à l’autofiction, ce serait nier à la fois, son dégoût du réel et oublier que ce colosse d’encre sait faire danser les mots comme personne. Ce Nivernais a le pied marin, on tangue avec lui, on est souvent chahuté, balloté, à la limite de basculer par-dessus bord, sans toutefois totalement sombrer dans un océan noir d’amertume.
A relire, du même auteur: Un raté de première classe
On aime Charnet pour cette écriture du précipice, lancinante d’ennui et de déballages domestiques, puissamment poétique dans sa savante composition et chargée d’une déchirante psalmodie. Si Charnet se contentait de se lamenter, même brillamment, sur ses innombrables ratages, il ne nous intéresserait que très peu. Il puise sa déveine à l’origine du mâle et tisse une étrange tapisserie ménagère où la mère ogresse et tutélaire veille, où Madame G. panse les plaies dans sa maison d’or, où le père absent se désagrège et où le bon garçon réussit les concours scolaires par revanche sociale et pour ne pas décevoir. Par piété filiale, en somme. Il y a du mystique charnel chez lui, de l’écorché sentimental qui s’ébat dans les lenteurs provinciales. Il est d’ascendance populaire quand celle-ci était soutenue par une haute exigence de l’écrit. Il est du côté de Lama, de Nougaro, de Sardou, de Reggiani, de l’amour à vif et du passé qui s’enraye, de la beauté d’une phrase balancée comme une prostituée de la Havane sur le Malecón. Des percussions sourdes longtemps après sa lecture, résonnent en nous. Nous défendons Charnet car il est indifférent aux modes, foncièrement attaché la liberté d’expression, parce qu’il aime Baudelaire et Delon, qu’il fut découvert par Denis Tillinac, parce qu’il inscrit ses pas dans les géants du monde d’avant. Bien sûr qu’il travaille sur lui, sa mère, Madame G., Nevers, la rue d’Ulm, Toulouse et les taureaux de Camargue, qu’il s’enferre, avec voluptuosité et fracas, dans les délices du désespoir, qu’il nous dit presque tout de ses déboires en cascade, que ses appels au secours sont des cris dans la nuit. Tout ce matériau pourrait susciter la nausée ou la moquerie, ce débord est avant tout le terreau d’expériences stylistiques rares. On ne comprend rien à Charnet si l’on n’a pas soi-même flirté avec l’irrémédiable et tenté de poser des mots sur des vides. Cet enfermé réprouvé n’a plus table ouverte chez les grands éditeurs parisiens. On le regrette. Car ses fragments brillent au firmament. Avant qu’un ponte daigne se pencher enfin sur cette littérature sauvage, il faut lire cet entretien qui aborde au plus près le thème du style : « C’est toujours une invention de soi par un travail poétique sur la langue. Si j’allais à la ligne, le côté « poésie » de mon écriture serait sans doute plus visible. Plus acceptable, aussi, pour les professionnels de la profession. C’est bourré d’allitérations. D’assonances. C’est tressé de consonnes. Pesé à la syllabe près. C’est du rythme ». Réveillez-vous les professionnels de la profession et foncez cet été sur Charnet.
Les moments littéraires – Revue de littérature – Numéro 48 – 16 euros