Notre contributeur Philippe Bilger, magistrat et président de l’Institut de la Parole, raconte son rapport aux médias et à ses acteurs.
Raphaël Enthoven a cette chance d’échapper toujours à la sottise. Qu’on soit en désaccord ou non avec lui, sa pensée stimule et la contradiction qu’on lui oppose donne du prix à sa propre réflexion. Ainsi, quand il déclare que « travailler dans les médias, c’est gagner sa vie en faisant un métier de drogués », il me semble qu’il se trompe et qu’en tout cas cette affirmation est largement à nuancer, qu’on « travaille dans les médias » ou qu’on soit chroniqueur régulier dans ceux-ci.
Cette appréciation de Raphaël Enthoven m’a d’autant plus intéressé qu’elle me permet de faire état d’une évolution qui m’a métamorphosé au fil des ans. En substance je suis passé, notamment sur les plans professionnels – justice et médias – d’une solitude désirée et toujours défendue, avec un zeste de narcissisme, à la certitude qu’on ne pouvait jamais être exceptionnel, voire seulement bon, tout seul.
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Cette prise de conscience qui pour certains relèvera de la banalité, m’a incité, partout où j’avais à m’exprimer, à tenter d’offrir le meilleur de mon esprit, de mes convictions et de ma liberté mais en étant persuadé de l’inéluctable limite de ma volonté d’exister si autour d’elle n’étaient pas réunies des excellences, des forces, pour un concert enrichissant, ce que j’avais la prétention de croire valable à soi seul.
Le message et le messager
Dans les médias, je ne me suis jamais senti le moins du monde « drogué » parce qu’il s’agissait d’abord d’une modalité d’expression qui m’était offerte, une parmi d’autres, et qui n’avait de sens que si elle privilégiait ma pulsion de vérité au détriment du personnage se contentant de se pavaner par l’exhibition de soi. Surtout, de plus en plus, m’est apparu le fait que l’addiction menaçante et parfois trop réelle était forcément battue en brèche par le constat de l’addition, que rien de décisif ne pouvait surgir dans une émission de radio ou sur un plateau de télévision sans cette bienfaisante coagulation qui ajoutait à un singulier même assuré de soi un pluriel provoquant, contredisant ou approuvant, d’autres chroniqueurs vous faisant don de ce trop rare privilège d’être plus passionné par leur écoute que par sa propre parole.
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Aussi invoquer l’addiction dans une participation fréquente à l’univers médiatique confond la nature du message avec ceux qui le communiquent. Ces derniers, quand ils ont l’honneur et l’opportunité de disposer de cet outil exemplaire de communication, seraient mal avisés de n’user de celui-ci que pour se faire valoir eux-mêmes. J’ai, au fil de mon expérience, pu constater que les plus grands des interviewers – je pense par exemple au Michel Field d’il y a quelques années – n’étaient obsédés que par le rapport étroit qu’ils cherchaient à entretenir entre l’envie de satisfaire leur curiosité avec des interrogations pertinentes et la parfaite formulation de celles-ci. Rien en tout cas qui se rapporte, de près ou de loin, avec une drogue qui leur aurait interdit de s’effacer au détriment d’autrui.
On n’est jamais au meilleur tout seul. J’ose soutenir qu’il y a des vertus, des talents, des dons, des réussites, de belles attitudes qui n’ont de chance de se concrétiser que si miraculeusement, pour leur permettre l’incarnation, le hasard ou la volonté sont parvenus à créer un environnement magique, des complicités de qualité, des affinités rares.
Une fusion entre le pluriel et le singulier
Par exemple on ne peut jamais être fidèle tout seul en amour : encore faut-il que l’autre vous en donne envie, ne vous en dissuade pas. Il ne peut pas y avoir, dans les cours d’assises, des accusateurs publics remarqués si, dans ces enceintes uniques de passion et de tragédies, il n’y a pas en même temps des présidents doués et des avocats de qualité. Cette fusion n’est pas seulement une condition nécessaire à l’excellence des débats mais aussi ce sans quoi aucune supériorité individuelle ne pourra se manifester, le pluriel aidant le singulier à porter à son comble des dispositions que l’autarcie personnelle ne suffirait pas à mettre à jour.
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Cette évidence dont mon existence m’a démontré le caractère valide, d’une part n’est pas un amoindrissement de soi, pas davantage que le poncif vantant le travail en équipe. J’aime au contraire que cette addiction détournée dans le bon sens impose l’addition de tout ce qui vous entoure, pour se réaliser encore mieux. On a besoin du talent des autres, où que ce soit, mais pour soi. C’est à cause de cet inéluctable enseignement que le contentement de soi, pour toutes les sortes d’expressions publiques possibles et imaginables, est une absurdité, une vanité déplacée.
Cette leçon qui contraint à avoir besoin des autres, dans l’espace intellectuel et médiatique, parce qu’on bénéficie alors d’une addition, n’est pas contradictoire avec le sentiment qu’on peut parfois éprouver de temps en temps dans la vie sociale: on désirerait telle ou telle soustraction.