L’exposition consacrée à Julien Gracq par la BnF est l’occasion, non seulement de redécouvrir un grand écrivain français, mais aussi de mesurer tout ce que nous avons perdu sur le plan culturel. Gracq, par ses réalisations littéraires, par sa dignité et sa discrétion (il a refusé le prix Goncourt), et même par son brillant parcours scolaire, incarnait une France qui n’existe plus.
« Julien Gracq, la forme d’une œuvre », c’est une exposition épatante consacrée actuellement à l’écrivain par la Bibliothèque nationale de France. L’ermite de Saint-Florent-le-Vieil (1910-2007), qui n’aimait pas « faire visiter les cuisines à l’invité », a légué un fonds de quinze mille feuillets à la BnF. On admire moult manuscrits, l’écriture appliquée du bon élève, professeur, normalien, agrégé, des photographies, préfaces, témoignages. Dernières volontés obligent, il faudra attendre 2027 pour connaitre les secrets de trente cahiers inédits de notules. « Les arbres aux profondes racines sont ceux qui montent haut » (Mistral).
La forme d’une œuvre
Il y a 70 ans, La Littérature à l’estomac, plus tard Lettrines et Préférences, dénonçaient la comédie des prix littéraires, les démons de la théorie, enrôlements, cuistreries de l’Université, la littérature engagée. « L’art tout comme l’économie, n’a jamais voulu se plier aux exigences des idéologues ». Julien Gracq n’a jamais admis pour son art que trois impératifs : la liberté, la qualité, l’intégrité. Sur le métier, Céline est plus trivial : « …C’est que j’travaille et que les autres ne foutent rien ».
Les leçons de maintien et labeur ont été oubliées. 321 nouveaux romans français pour la rentrée littéraire 2023. Des hectolitres de soupes claires, crieuses de vieux chapeaux, exhibitionnistes indignés, nuées de criquets pèlerins insoumis, légions de narcisses mythomanes, bavards, perclus, perdus dans la diversité, les réseaux sociaux et l’auto-friction : un océan de médiocrité, quelques écrivains, peut-être. « – Tout le monde ne peut pas être artiste – Tu as raison, cela ferait de l’encombrement » (Anouilh).
Les éblouissements, le style, l’imaginaire, la liberté, le sombre plaisir d’un cœur mélancolique, importent peu aux mauvais maîtres qui frappent la fausse monnaie de l’évolution des savoirs et du langage. Les vengeuses de races, ennemies de la belle phrase, font parler les orphelins, les esprits enfantins, le pipeau pour tous. Le style, l’imaginaire, la liberté, irradient Au Château d’Argol, Le Rivage des Syrtes, Un Beau ténébreux, Un Balcon en forêt, « imprécis d’histoire et de géographie à l’usage des civilisations rêveuses » (Blondin).
Les programmes scolaires qui se gargarisent « d’émancipation créatrice, célébration du monde »… ignorent Gracq. Pourquoi couper la jeunesse – ardente, pâle, nerveuse – de la somptueuse prose poétique du dernier des classiques, de la chambre des cartes de l’Amirauté d’Orsenna, d’héroïnes mystérieuses, envoutantes, Heide, Vanessa, Mona ? Le mammouth vient de changer de cornac. Gabriel Rastignac Attal, novillo de la rue de Grenelle, muscadin noir de la République, a-t-il entendu parler de Gracq ? La France sans sa langue, sa littérature, son histoire, ce n’est plus la France, ce n’est plus grand-chose.
Transmission : le virage du cirque
Les hiérarques de rectorats, sociologues et linguistes atterrants débattent encore et toujours dans le ciel étoilé des actes de parole (locutoires, illocutoires, et perlocutoires), des idées désirables, désirantes. Ils mélangent, ovaires et contre tous, les agendas politiques, culturels, éducatifs, le RSE, recyclent des fumisteries abraxadabrantesques : « l’en commun », les accommodements raisonnables, l’agreg et l’élitisme pour tous. Cette glossolalie fausse est invariablement servie à la sauce citoyenne, participative, inclusive, progressiste… L’ombre est noire tombant des signes… « Le plus grand dérèglement de l’esprit, c’est de croire les choses parce qu’on veut qu’elles soient et non parce qu’on a vu qu’elles sont en effet » (Bossuet).
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Champion de « l’épaisseur du temps long », du prêchi-prêcha égalitaro-multiculturel, dans la position du démissionnaire, à l’insu de son plein gré, Pap N’Diaye récupère un fromage d’ambassadeur au Conseil de l’Europe. Après les rêveries d’un dormeur solidaire, Gabriel Athalie vient s’adorer – éternel – dans le temple de l’Education nationale et réparer des ânes l’irréparable outrage. Le jeune stakhanoviste est au taquet : « Le chantier est colossal… Je ne pleure pas pour mes vacances ». On s’aime à tous vents, à l’Alsacienne et au ministère.
L’éducation est une priorité du second quinquennat Macron. Sans remonter à Chaptal ou Cuvier, c’était déjà le cas pour Edgar Faure, René Haby, François Bayrou, Lionel Jospin, Najat Vallaud-Belkacem, Jean-Michel Blanquer, 25 ministres rue de Grenelle depuis 1968. Niveau et recrutements en chute libre, inégalités, harcèlement, agressions, laïcité en berne…. Abaya pas beaucoup de marges de manœuvre ! « Au siècle du mensonge, parfois, la vérité relève la tête et éclate de rire » (Revel).
Au fil des ans, des émancipations, des ateliers pédago-croc-vacances, du latin sans déclinaisons, Grand oral de l’École des fans, les décompositions françaises et dégringolades s’enchaînent. « Ce qui rend notre culture si difficile à communiquer au peuple [ou à la jeunesse],ce n’est pas qu’elle soit trop haute, c’est qu’elle est trop basse. On prend un singulier remède en l’abaissant encore davantage avant de la lui débiter par morceaux » (Simone Weil).
Pas de vagues, pas d’angoisse… L’Éducation nationale « porte l’ambition de bâtir une École de la réussite de tous les élèves, qui réduit les inégalités et prépare l’avenir de notre pays »… l’art de faire passer les anchois avariés pour des produits exotiques. C’est le premier budget de l’État, en croissance de 6,5 % en 2023, 60 milliards d’euros.
C’est surtout la 2 CV de Bourvil au début du Corniaud… « Bah maintenant, elle va marcher beaucoup moins bien, forcément »… « Qu’est-ce qu’il y a ? »… Peu importe les Saroyan-de Funès d’IUFM, grands manitous d’INSPÉ, peu importe les programmes, les politiques. La vérité simple et scandaleuse, c’est que l’école, le lycée, l’université n’instruisent plus, ne transmettent plus. Einstein disait que la folie, c’est de faire encore et toujours la même chose et d’attendre des résultats différents. L’alignement des désastres, la barbarie à grande échelle, la crétinisation absolue, arrivent avec la digitalisation du monde, ChatGPT… Farghestan sournois… «Qui vive ?» (Farghestan est bien sûr le pays imaginaire inventé par Julien Gracq dans son grand roman, Le Rivage des Syrtes).
« L’avenir ne nous apporte rien, ne nous donne rien ; c’est nous qui pour le construire devons tout lui donner, lui donner notre vie elle-même. Mais pour donner il faut posséder, et nous ne possédons d’autre vie, d’autre sève, que les trésors hérités du passé et digérés, assimilés, recréés par nous. De tous les besoins de l’âme humaine, il n’y en a pas de plus vital que le passé » (Simone Weil, L’enracinement).
« Julien Gracq, la forme d’une œuvre », Bibliothèque nationale de France, site Tolbiac, jusqu’au 3 septembre.
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