Les troubles très graves qui agitent le monde musulman semblent accréditer la validité de la thèse d’Hans Magnus Enzesberger, auteur allemand du Perdant radical, pour qui la civilisation arabo-musulmane, après l’âge d’or des califats du VIIIe au XIIe siècle, ne semble aujourd’hui plus capable de compenser son relatif déclin qu’en développant sa propre version du choc des civilisations et en laissant son destin entre les mains des minorités les plus agressives. La faiblesse et l’opportunisme des gouvernements mais aussi la versatilité et la propension à l’hystérie des opinions publiques le montrent.
En outre, cette flambée de violence qui s’est immédiatement dirigée contre les Etats-Unis démontre non seulement l’inanité de la politique étrangère adoptée par Barack Obama dans l’esprit du célèbre discours du Caire mais également celle des pays européens vis-à-vis des pays arabes en pleine ébullition depuis 2011. Mortifiés par leur incapacité à prévoir les bouleversements qui ont renversé les vieilles dictatures pro-occidentales qui régnaient jusque-là, les élites politiques et intellectuelles occidentales se sont empressées de célébrer l’avènement de la liberté et de la démocratie dans des régions dont elles ont voulu ignorer l’instabilité et où elles ont refusé de considérer l’absence problématique de barrière entre la société civile[1. Et à plus forte raison le pouvoir politique.] et le monde religieux, lui-même « politiquement » dominé par l’extrémisme.
Cet aveuglement place les pays d’Europe et les Etats-Unis dans une situation surréaliste puisque leurs fragiles tentatives de renouer des liens diplomatiques au sein du monde arabe, après la vague révolutionnaire de 2011, viennent d’être balayées par une vidéo dont la stupidité égale sans peine celle des épisodes les plus ineptes de la série Jackass (mais Jackass parvient quelquefois à être drôle), et qu’on ne pourrait décrire qu’en essayant d’imaginer un improbable mélange entre Benny Hill (pour l’humour), Marc Dorcel (pour le côté polisson et la qualité de la réalisation) et une version bouffonne et mahométane de La dernière tentation du Christ. Le résultat est affligeant, plus encore si l’on considère que ce navet aurait quand même coûté la bagatelle de cinq millions de dollars, réunis par quelques généreux financiers qui, même s’ils espéraient faire ainsi un « coup médiatique », auraient tout intérêt à virer leur comptable et à mieux choisir leurs amis. Cinq millions de dollars pour une vidéo Youtube ça fait un peu cher. Si on se rappelle que Le projet Blair Witch avait coûté en son temps entre 50 et 75000$ (pour en rapporter 249 millions), on peut considérer nos richissimes spécialistes de l’agit-prop comme de sacrés pigeons. On se demande d’ailleurs bien à quoi ont pu servir ces millions. Ni Di Caprio, ni Brad Pitt ne semblent avoir participé au film, même pour un petit rôle, et l’espèce de débile à tête de surfeur extatique qui est censé incarner Mahomet ne semble pas justifier un cachet de quelques millions de dollars. Soit ce film est une entreprise originale de blanchiment de narco-dollars, soit le coût de location des studios a explosé aux Etats-Unis, soit ceux qui ont financé le machin sont vraiment des ab…, enfin des gens qui ne regardent pas à la dépense. Je penche quand même pour la troisième solution.
Il reste que cet étron filmé aura réussi à trouver son public et ravi, au sein du monde arabe, des foules d’excités qui n’en demandaient pas tant et ont, bien entendu, profité de l’occasion pour poser en victimes et se livrer à quelques tueries de bon aloi. Des milliers de vidéos toutes plus affligeantes les unes que les autres sont déversées chaque jour par cette benne à ordure numérique qu’est parfois Youtube. Il est cependant assez rare que celles-ci entraînent des lynchages et des assassinats. Les violences extrêmes auxquelles des foules meurtrières se sont livrées en prenant pour prétexte la diffusion de ce très pathétique Innocence of Muslims auront tragiquement démontré une dernière chose : c’est qu’aujourd’hui le ridicule peut tuer.
*Photo : Jezza
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