Après un été plein de salles vides, comment le cinéma va-t-il rebondir ? Voici trois bonnes raisons de retrouver sans tarder le chemin des salles obscures, en évitant soigneusement la « titanesque » et désolante Palme d’or de l’année.
Couple à la loupe
Les Intranquilles, de Joachim Lafosse
Sortie le 29 septembre
Repartir bredouille d’un festival qui a cru bon de consacrer le deuxième film d’une réalisatrice française aux allures de manifeste genré, hystérique et prétentieux est à mettre d’entrée de jeu au crédit du nouveau film de Joachim Lafosse. Avec Les Intranquilles, ce talentueux cinéaste belge renvoie Julia Ducournau et son Titane-Palme-d’or dans les oubliettes d’un cinéma tellement formaté « jeune et branché » qu’il en devient d’office aussi daté que vain. Quand le premier s’inscrit avec brio dans la veine d’un Pialat faussement en demi-teintes, la seconde sacrifie aux poncifs américains d’un film de genre qui lorgne vers Cronenberg en frôlant le plagiat tendance femme puissante. Le cinéma de Lafosse donne à voir, celui de Ducournau oblige à détourner le regard tant la violence se fait racoleuse. Tous deux d’une certaine manière montrent des monstres, mais pour la Française, il s’agit d’un cinéma à l’estomac, tandis que le Belge s’intéresse à la raison, fût-elle empreinte de folie bipolaire. Le héros du film de Joachim Lafosse est en effet un maniaco-dépressif profond, inspiré et par le propre père du cinéaste et par le peintre Gérard Garouste lui-même auteur d’un livre autoportrait intitulé L’Intranquille. En choisissant, pour nommer son film, de rendre pluriel ce titre originellement au singulier, Lafosse universalise son propos tout en prenant acte de ce que l’intranquillité, maladie en forme d’ogre qui dévore tout sur son passage, atteint évidemment le reste de la cellule familiale, ici une épouse et un petit garçon. Poursuivant de film en film son exploration des gouffres familiaux (le tout aussi brillant opus précédent s’intitulait L’Économie du couple), le cinéaste n’y montre nulle complaisance ou délectation mortifère. Il prouve au contraire une fois encore son incroyable capacité à capter des formes de la réalité en n’omettant jamais leur dimension narrative et romanesque. On est dans la fiction et non dans le documentaire à sensation. De ce point de vue, on note l’attention toute singulière et remarquable que Lafosse porte aux chansons dites populaires dans chacun de ses films. François Truffaut, via le personnage comme par hasard dépressif de Fanny Ardant dans La Femme d’à côté, le disait explicitement : « J’écoute uniquement les chansons, parce qu’elles disent la vérité. Plus elles sont bêtes, plus elles sont vraies. D’ailleurs, elles ne sont pas bêtes. Qu’est-ce qu’elles disent ? Elles disent : “Ne me quitte pas, Ton absence a brisé ma vie, Je suis une maison vide sans toi, Laisse-moi devenir l’ombre de ton ombre ou bien Sans amour on n’est rien du tout… ” » Ici, Idées noires, un merveilleux duo entre Bernard Lavilliers et Nicoletta raconte à la perfection les affres du couple vedette du film torturé par sa maladie à lui. Ici encore, une belle chanson de Jean Ferrat, Mes Amours, que l’on dirait avoir été écrite pour le personnage principal dans sa volonté de préserver coûte que coûte ceux qui lui sont chers. Ainsi va le film de Joachim Lafosse, captant avec une acuité sidérante les émotions, les crises, les pleurs, les bonheurs et autres tensions qui font le quotidien de ces trois êtres.
Au milieu de ces tempêtes domestiques et plus encore intimes, deux acteurs d’exception : Damien Bonnard et Leïla Bekhti. L’un et l’autre avancent dans le film à corps perdus, sans rien retenir et sans jamais surjouer des situations qui frisent sans cesse l’excès pour ne pas dire l’excessif, maladie psychique oblige. La question de la crédibilité ne se pose pas, y compris, soit dit en passant, pour le statut artistique du personnage masculin : Damien Bonnard est lui-même peintre et cela se voit. Ajoutons que le petit garçon interprété par Gabriel Merz Chammah n’a rien des agaçants jeunes singes savants que le cinéma adore si souvent. Lui aussi joue sa partition en toute connaissance de cause. Tous trois laissent le spectateur dans cet état d’intranquillité qui est le leur tout au long du film. Bien loin du faux inconfort de la Palme d’or. Tout près d’un cinéma intelligent qui fait du bien même là où ça fait mal.
Savoir en finir
Tout s’est bien passé, de François Ozon
Sortie le 22 septembre
Que les films de François Ozon s’avèrent tour à tour réussis ou ratés n’a rien de très étonnant eu égard à la frénésie de tournage dudit cinéaste. On passe ainsi du jubilatoire Potiche au navrant Ricky en se frottant les yeux tout en se demandant si c’est bien le même homme qui en est l’auteur… Avec Tout s’est bien passé, on est incontestablement du bon côté d’Ozon.
En adaptant le récit d’Emmanuèle Bernheim sur la mort volontaire de son père, il prenait le risque d’un film au bord de la crise de larmes. Or, passées les insupportables dix premières minutes dans lesquelles Dussollier et Marceau cabotinent allègrement, le film prend la seule vitesse de croisière possible pour un tel sujet : un savant mélange de trivialité assumée et d’émotion maîtrisée.
Tout est donc sur le fil du rasoir mais, titre oblige en quelque sorte, tout se passe bien. Comme si le sujet même du film (réussir sa mort) contaminait au bon sens du terme le film lui-même (réussir sa sortie). Ozon tient la note jusqu’au bout, aidé par un casting d’où émergent plus particulièrement les impeccables Géraldine Pailhas et Charlotte Rampling qui rendent plus complexe encore ce rendez-vous avec la mort voulue.
Cinéma de papa
Le Ciel est à vous, de Jean Grémillon
Sortie le 29 septembre
Il faut absolument revisiter le cinéma de Jean Grémillon et lui accorder enfin la place qu’il mérite. Bertrand Tavernier s’y est employé à raison jusqu’à sa récente disparition. On ne peut que se réjouir de cette ressortie du Ciel est à vous dans les salles de cinéma et dans une belle version restaurée. Réalisé en 1943, le film donna l’illusion à la presse collaborationniste d’être quasiment une ode à la triade de l’époque « Travail, famille, patrie ». Mais il s’agit d’une lecture parfaitement réductrice, voire même à rebours de ce que montre le film en profondeur. Certes, les deux héros qu’incarnent à la perfection Madeleine Renaud et Charles Vanel sont présentés comme des Français moyens et des courageux petits entrepreneurs provinciaux. Mais le film raconte précisément comment, pour réussir, ces deux-là doivent impérativement détruire les fondements familiaux et les valeurs morales qui s’y rattachent. La vie qu’ils s’inventent est en dehors du cadre et rejoint un autre idéal de liberté. Le film n’en devient que plus magnifique alors.