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Les infiltrés de la fête


Causeur a suivi un néo-dandy de l’ombre dans les fêtes parisiennes, toujours à l’affut du bon plan… Grandeur et décadence des mondains de 2021


« Faites-vous licencier, parce que ce à quoi j’ai le droit, vous n’y aurez pas droit plus tard ! » s’esclaffe Pierre-Olivier, 54 ans. Ce jeune retraité depuis maintenant huit ans aux cheveux grisonnants soigneusement taillés prône un mode de vie où économies et mondanités font étonnamment bon ménage. Après avoir connu son troisième licenciement à 46 ans, Pierre-Olivier, plus fourmi que cigale, estime avoir été suffisamment économe pour adopter une nouvelle devise : « Quitte à prendre sa retraite, autant la prendre jeune et en bonne santé ! »

Difficile, cependant, d’accumuler un pécule suffisant pour vivre de ses rentes. Célibataire sans enfant, point trop dépensier, il en profite pour déployer sa créativité dans la traque des bons plans.

Nous nous rencontrons à la Mairie du 10e

Tout en sirotant son café juste à côté de la Mairie du 10ème où nous nous sommes retrouvés, il m’explique qu’un œil affuté sur les étals du marché, deux fois par semaine, lui garantit plusieurs festins. « Sans compter Carrefour market qui solde les aliments à manger le jour-même, comme le demi-poulet déjà cuit à 1,70 euros ! » ajoute-t-il avec un sourire mutin. Propriétaire d’un appartement dans les Yvelines, Pierre-Olivier perçoit également l’allocation de solidarité spécifique (500 euros par mois), ce qui lui permet même d’épargner. « On m’invite souvent, c’est gratuit, les soirées c’est gratuit, et même le café que je bois est gratuit ! » me rappelle-t-il en riant alors que j’ai réglé l’addition. Le rythme de sa vie sociale a de quoi faire pâlir n’importe quel influenceur: sept soirs sur sept, il arpente les soirées parisiennes à l’affût des lieux les plus agréables où profiter d’une opulente mondanité en toute quiétude financière. « Je ne paye aucune entrée ! Avant j’étais spectateur sur les plateaux TV, on nous offrait des places pour des pièces de théâtre, mais maintenant qu’on nous force à porter les masques, hors de question que j’y aille.» Depuis le début de la pandémie, il préfère les vernissages, tant et si bien que la crise sanitaire ne l’a pas vraiment affecté : « Les galeries étaient ouvertes, je buvais des coups presque tous les soirs ! De toute manière, si on est sympa et qu’on fait de jolies photos, on nous rappelle toujours ! » Dans ce microcosme savamment organisé, la faune mondaine dépend de la flore évènementielle qui, elle-même bénéficie de sa présence assurée.

Alors que nous patientons dans le hall de la mairie où Pierre-Olivier a choisi de débuter la soirée, il me raconte l’une de ses récentes sauteries : « Le Prix de Flore c’était trop difficile, mais on a réussi à avoir le Médicis la semaine dernière ! On nous a demandé d’emblée à l’entrée si on connaissait Christine, évidemment on a dit que oui. Elle était au téléphone pas loin donc elle n’a pas eu le temps de me parler. Il n’y avait même pas de liste, personne ne pensait qu’on pouvait venir comme ça ! » Comme les « pique-assiettes », ainsi qu’il qualifie les autres habitués des soirées à l’œil, il dégote la plupart de ses bons plans sur le site « germain pire » qui recense chaque jour les événements parisiens, ainsi que sur Facebook.

Toujours à l’affut du bon plan

Ce soir, le « 10ème arrondissement de la photo » réunit beaucoup de monde, mais c’est une déception pour Pierre-Olivier qui passe une bonne partie du discours de la Maire à échanger des messages avec d’autres contacts sur des bonnes adresses où se rendre. « On se prévient entre nous, « c’est sec » veut dire qu’il n’y a pas d’ambiance, plus rien à boire ni à faire », chuchote-t-il en consultant les messages des différents groupes Whatsapp comme « Vipsecret ». Il me montre alors des photos prises en direct de l’endroit où nous nous trouvons. L’intérêt ? Prévenir les autres membres que le lieu ne vaut pas la peine. Avant de partir, Pierre-Olivier tient tout de même avec galanterie à nous prendre des verres de vin accompagnés de petits fours, tout en me présentant son compagnon de baroud : Romain, un quinquagénaire aux faux airs de Clint Eastwood, peintre en bâtiment.

Prochaine étape : le vernissage de l’exposition Agnès B. « On va quand même donner l’info aux autres, parce qu’ils peuvent le prendre mal et nous faire la gueule ! C’est des vraies guerres de territoires ! », précise tout de même Romain, embêté. Seul problème : une des fameuses « pique-assiettes », que Pierre-Olivier et Romain affublent aussitôt du surnom de « la vieille », décide de nous suivre dans nos pérégrinations nocturnes. « Elle sait où on va et elle va nous faire recaler si elle continue à nous coller », chuchotent les deux hommes.

La chance tourne

Durant le trajet, nous faisons plusieurs escales. « Faut avoir toujours l’œil, il suffit juste de se balader, précise Pierre-Olivier. On repère des gens attroupés avec des verres et on sait que c’est un cocktail de bienvenue ou un vernissage. » De la petite boutique vintage rue Taylor au Pop Up branché rue Dieu, il tient toujours à se présenter avec discrétion et politesse. Il entame sa partition en se frayant un chemin parmi les convives tout en prenant soin de regarder scrupuleusement chaque vêtement, bijou ou œuvre présenté. Ne manquant pas d’échanger quelques mots avec l’hôte, il prend le temps d’assimiler le lieu avant d’esquisser, enfin, le geste humble d’attraper une coupe. « On pourrait croire que je suis seulement un pique-assiette, mais je suis vraiment content de découvrir tous ces lieux et ces artistes » tient-il à préciser, approuvé par Romain, qui enchaîne les verres gratuits.

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Las, le vernissage d’Agnès B s’avère être une autre déception, au grand dam de Pierre-Olivier. L’exposition principale étant terminée et l’alcool triste et fade comme le constate Romain, notre goûteur, nous hésitons à conclure la soirée sur cette note. D’autant que certains pique-assiettes que nous avions quitté à la Mairie du 10ème nous toisent avec animosité. Pierre-Olivier n’a rien d’un défaitiste: « C’était mieux hier soir c’est vrai ! Mais bon, sinon, on finira par penser que c’est toujours trop facile, il faut mériter un peu ! » La chance semble lui donner raison, il reçoit alors un message d’un ami avec une adresse et surtout une info : « Tu dis que tu t’appelles Monsieur Cohen, si quoi que ce soit coince, tu m’appelles je te fais rentrer. » Le laissez-passer permet de viser un cran au-dessus des autres événements de notre soirée : nous voilà place  Vendôme pour le lancement de la dernière Range Rover. Alors que nous approchons du but, je doute de l’efficacité de notre passe-droit. Mais la nonchalance de Pierre-Olivier couplée à son assurance lui permettent d’entrer sans sourciller avec deux invités à ses bras. Impossible de savoir qui est Monsieur Cohen, hormis que son absence du soir nous rend un fier service. Autre lieu, autre ambiance : homards, Château-Margaux, Ruinart, célébrités et Range rover dernier cri toisant les invités, Romain est aux anges et se rue sur le buffet. Je remarque que les fameux « piques assiettes » ont réussi à entrer et paraissent de plus en plus agacés en voyant Pierre-Olivier.

On n’est pas là que pour boire gratuitement 

Certains en profitent même pour m’alpaguer, alors que je reviens des toilettes. « Pourquoi vous faites un article sur ce type ? C’est un pique-assiette ! Nous on n’est pas comme ça, on soutient les artistes, on n’est pas là que pour boire gratuitement ! », s’emportent deux hommes rougeauds et avinés. Difficile de les croire, surtout quand je les compare à Pierre-Olivier et à son calme olympien : « Ce soir, on a peut-être fait comme des pique-assiettes à manger à tous les râteliers, mais je ne fais pas ça à chaque fois, sinon pourquoi autant de galeristes me réinviteraient-ils ? » Haussant les épaules et reprenant une coupe, il tient à remercier l’ami qui l’a « mis sur le coup », un homme sympathique, bel et bien invité officiellement par la marque. Il est cependant vite alpagué par une femme que je reconnais pour l’avoir aperçue plusieurs fois durant les évènements de la soirée et qui semble lui chuchoter furieusement quelque chose à mon encontre. « Elle dit qu’un article n’est pas une bonne idée car ils risquent tous de se faire griller et de ne plus être réinvités, m’explique Pierre-Olivier. C’est ridicule car tu parles de mon mode de vie, tu ne fais pas un article sur eux. » En réalité, cette dame et ses semblables m’évoquent spontanément les rémoras, petits poissons et membres émérites de l’écosystème buccal des requins, les géants des mers évitant la prolifération de bactéries en dégustant leurs ennemis microscopiques.

Après avoir retrouvé un Romain passablement ivre et en grande discussion avec un barman, j’envisage de prendre congé, mais un homme m’apostrophe, accompagné des « pique-assiettes » de tout à l’heure. « C’est vrai que vous êtes journaliste ? Parce que vous nous dérangez par votre présence ! Et Pierre-Olivier aussi il dérange, il donne une mauvaise image de nous ! », vocifère l’homme, encouragé par ses pairs. Alors que Romain semble prêt à en découdre, Pierre-Olivier, annonce calmement à la cantonade qu’il se fiche complètement de déranger des « pique-assiettes ». Le ton monte et j’en profite pour partir sans demander mon reste. Alors que je quitte prestement les lieux, j’entends la voix glapissante d’un petit homme replet hurler, sous le regard dubitatif des vigiles : « Le seul Cohen présent ce soir c’est moi ! »




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