Moins de dix mois après l’immolation de Mohamed Bouazizi à Sidi Bouzid, le brasier reprendrait en Tunisie. Cette fois, ce ne sont plus de pauvres hères en mal de considération sociale qui s’immoleraient mais une société tout entière, passée sans contradiction majeure de la révolte à l’affirmation identitaire. Avec plus de 40 % des suffrages, le mouvement islamiste Ennahda a remporté les premières élections libres du pays, après cinquante-cinq ans de bourrage d’urnes et de plébiscites autoproduits par l’État-parti néo-destourien. La candeur du « Printemps arabe » passée, la bise islamiste serait venue, remplaçant l’hydre autoritaire Ben Ali par le non moins diabolique Ghannouchi. L’ennui, c’est que cette belle histoire n’est que simplification et boules de gomme. Tenez, je vous livre un scoop ignoré par la majorité des médias : en neuf mois, la société tunisienne n’a pas bougé ![access capability= »lire_inedits »]
Les citoyens « modernes » et « laïques » n’ont pas laissé place à de rétrogrades ouailles pleines de ressentiment envers le monde judéo-chrétien, ne rêvant qu’à une sublime régression au temps des pieux ancêtres de l’islam (salaf-al-islam dans le texte). Les aspirations populaires d’hier n’ont pas changé : en donnant la parole aux sans-voix de la Tunisie de l’intérieur ainsi qu’à la bourgeoisie pieuse et à une certaine classe moyenne conservatrice des grandes villes qui forment la coalition sociale habituelle des forces islamistes, le scrutin n’a fait que les refléter à une grande échelle.
De ce côté-ci de la Méditerranée, l’interprétation du succès d’Ennahda tourne à la foire d’empoigne : d’un côté les « islamo-vigilants » associent dans un même axe du Mal salafistes, Frères musulmans, AKPistes et autres khomeinistes, alors que tout ce petit monde se déteste copieusement, au point de pouvoir s’allier avec des puissances chrétiennes pour se combattre ; de l’autre les béats de la démocratie procédurale qui voient en Ghannouchi un « démocrate-chrétien » sauce verte. Ainsi, Moncef Marzouki, l’autre exilé historique dont le Congrès pour la République arrive − très loin derrière − en deuxième position, va jusqu’à comparer son pieux comparse et futur allié à Angela Merkel (!). On espère qu’en échange, il ne gagnera rien de moins que la présidence de la République. Le palais de Carthage vaut bien un léchage de sabbat !
Sérieusement, pour parler comme un « caïman » défraichi, de quoi le bulletin de vote Ghannouchi est-il vraiment le nom ?
Spécialiste incontesté de la Tunisie et longtemps interdit de séjour sous Ben Ali, le chercheur Vincent Geisser a osé une analogie audacieuse en assimilant le vote Ennahda à la vogue identitaire en Europe. Mutatis mutandis, le recours à l’identité pourrait en effet expliquer une bonne partie du raz-de-marée islamiste tunisien dans une société profondément attachée à son ancrage arabo-musulman mais longtemps corsetée dans les images d’Épinal de la kolkhozienne dévoilée, modèle de la femme émancipée promu par Ben Ali, héritier de Bourguiba. Songeons que la pseudo-laïcité tunisienne, en fait une forme élevée de sécularisme sociétal, a été diffusée à grands coups de slogans religieux par l’ingénieux Bourguiba : « Le vrai djihad est économique, travaillez au lieu de jeûner ! », asséna-t-il un jour en sirotant un verre de liquide inconnu (l’image était en noir et blanc) en direct à la télévision d’État. Bien qu’il fût athée en privé, c’est au nom de l’islam qu’il combattit l’influence sociale de l’islam. Peut-être caressait-il le rêve d’en faire « la religion de la sortie de la religion » − à l’image de ce que fut, comme l’a montré Marcel Gauchet, le catholicisme pour la France.
À en croire Geisser, la vague Ennahda, « c’est un peu la Droite populaire ». La comparaison n’est pas tout à fait dénuée de pertinence. Certes, les amis de Lionnel Luca ne tentent nullement d’imposer dans la sphère privée des règles religieuses et morales, mais leur positionnement idéologique n’est pas sans rapport avec l’étrange syncrétisme du mouvement tunisien dont le nom même révèle qu’il ambitionne de conjuguer valeurs traditionnelles et modernité : Ennahda signifie « renaissance », en référence au grand aufklärung arabe de la fin du XIXe siècle qui produisit aussi bien des relectures révolutionnaires-conservatrices du Coran (autour des salafistes Al-Afghani ou Redda), que les fondements d’un sécularisme qui allait accoucher du nationalisme arabe. Les « islamo-conservateurs » ont promis de ne pas toucher au code du statut personnel – donc à l’interdiction de la polygamie et au droit à l’avortement, que les Tunisiennes ont conquis dix ans avant leurs cousines françaises. Ils se contentent de policer leur image en proclamant leur attachement aux valeurs morales ainsi qu’aux vertus du dialogue démocratique. À la différence des Frères, les « ennahdistes » ne passent pas leur temps à répéter que le Coran est leur Constitution. Leur obsession, c’est de former et de diriger un gouvernement d’union nationale. Aussi l’appel au consensus est-il devenu leur nouveau mantra. Bref, les réprouvés d’hier sont les réconciliateurs d’aujourd’hui.
Comme la Droite populaire, Ennahda a fait sienne la mythologie de la « mondialisation heureuse » et s’est engagé à accueillir à bras ouverts les investisseurs étrangers. À l’image de son modèle AKPiste, il ne demande qu’à recevoir l’onction des agences de notation pour rassurer « les marchés » et les créanciers du pays. Identitaires à l’intérieur, ouverts à l’extérieur : voici les deux mamelles de cet « islam de marché » finement décortiqué par Patrick Haenni. Respirez, messieurs les courtiers : Rached Ghannouchi, Steve Jobs, même combat !
Enfin, à l’instar des mouvements identitaires, Ennahda prône une « décolonisation » culturelle, mentale et linguistique qui permettra à la Tunisie d’en finir pour de bon avec soixante-seize ans de protectorat français. « Nous sommes devenus franco-arabes, c’est de la pollution linguistique ! », a lâché Ghannouchi. Plus qu’une déclaration de guerre symbolique à la France, ce dérapage contrôlé est plutôt une preuve paradoxale de son inscription dans la modernité. Non pas celle de l’homme-monde délié de toute appartenance collective, mais celle de l’individu atomisé tentant désespérément de renouer des liens avec de grands référents culturels qu’il relit à son bon plaisir : le Coran, la charia, la Nation. Il faudra s’y faire : le repli étroit autour d’une identité mythifiée n’est ni l’apanage des « fachos » ni le fétiche des authentiques antimodernes. Que cela vous plaise ou non, Ghannouchi est moderne. Comme vous, non ?[/access]
Cet article est issu de Causeur magazine n ° 41.
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