L’aveuglement est humain, et nombre de parents, affirme notre chroniqueur, estiment que leur enfant a un Haut Potentiel Intellectuel (ou tous leurs enfants, pour ceux qui s’illusionnent le plus). Tout ça parce qu’ils ont fait tester son QI par un psychologue privé qui, pour une rémunération substantielle pouvant monter jusqu’à 600 €, a certifié que le petit prodige en remontrerait à Pascal (Blaise) ou à Poincaré (Henri). Et le discours des médias, analyse-t-il, conforte dangereusement cette lubie.
Un article récent pêché sur l’excellent site The Conversation fait le point sur l’épidémie de génies que nous subissons. « De quoi le Haut Potentiel est-il le nom ? » se demande Marie Duru-Bellat, sociologue spécialisée en éducation. L’avis des enseignants — l’avis quasi unanime — est que les prétendus HPI sont juste des gosses mal élevés, qui se saisissent d’un résultat artificiel pour se comporter comme des sapajous et ne rien faire. Ils méprisent les exercices qu’on leur propose, puisqu’ils sont bien au-dessus de ça. Des surdoués, j’en ai rencontré deux, en 45 ans de métier. Deux dont nous étions sûrs — et qui ne rechignaient pas à faire ce qu’on leur demandait, deux auxquels on fit sauter quelques classes et qui, l’un et l’autre, passèrent un Bac scientifique à 14 ans. Mais comme le souligne avec un humour caustique Mme Duru-Bellat, à en croire les statistiques enthousiastes des parents délirants et des psychologues mercenaires, le nombre de QI supérieur à 130 « représenterait, par construction, 2,3 % de la population soit environ, en France, 1 550 000 personnes ».
Génies opprimés
Tant de génies opprimés, cela interpelle. D’autant que dans le débat éternel de l’inné et de l’acquis, il n’y a pas de raison que ce chiffre ait beaucoup varié au cours des siècles. Sauf que si nous avions, à l’arrivée, tant d’élèves brillants, cela ne manquerait pas de se ressentir dans la qualité actuelle de la population française. Et pourtant, nous constatons bien que la Bêtise à front de taureau, comme disait Baudelaire, l’emporte haut la main. La faute aux enseignants, qui ne détectent pas assez vite et ne traitent pas à part ces enfants aux talents multiples… Qui ne repèrent pas les « dons » qui les accablent. J’imagine que tout le monde saisit bien l’implication inconsciente de cette théorie du « don ». Il faut bien que Quelqu’un les ait dotés, ces garnements… La science fantaisiste des psys et autres testeurs de cervelles s’appuie sur une fantasmagorie religieuse implicite.
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Assez curieusement, les parents qui viennent plaider la cause de leur petit génie appartiennent dans leur écrasante majorité aux CSP+ — chacun sait bien que les pauvres sont bêtes, sinon ils seraient riches. Ce sont eux principalement qui usent d’une « médicalisation décomplexée » et traînent leurs rejetons dans les cabinets de psys, et autres spécialistes de la déculpabilisation. Car s’il s’avère que tout compte fait le garnement est déplorablement normal, on se hâte de lui trouver un dysfonctionnement qui le dédouanera de l’accusation de flemmardise : et le voilà étiqueté dyslexique ou dyscalculique. S’il est pitoyable en dictée, ce n’est pas parce qu’il n’a toujours pas fait l’effort minimal d’accorder le verbe avec le sujet, c’est qu’il est dysorthographique. Et le voici exempté de faire des progrès.
Marchands de rêve
Loin de moi l’idée de nier qu’un gosse puisse être dyslexique — il y en a un en ce moment qui est ministre des Affaires Etrangères. Ou autiste — sans être forcément Glenn Gould. Mais d’expérience je sais qu’ils sont en tout petit nombre, et les cancres « de nature » sont aussi peu nombreux que les génies naturels. Au fil des générations la nature a sélectionné des individus moyens, fiables, aptes à se reproduire méthodiquement, et non des sous-doués dont elle ne saurait que faire, sinon des films burlesques.
En creusant davantage du côté des chercheurs — les vrais, pas les marchands de rêve et de QI —, on s’aperçoit que les études concordent toutes, depuis une centaine d’années que l’on s’occupe de mesurer l’intelligence : les HPI n’existent pas, même si on fait des séries télé sur le sujet. Ou de façon si marginale que des siècles plus tard, on se souvient encore du nom de Mozart.
En fait, plutôt que de se soucier d’enfants gâtés par un environnement familial anxieux, on devrait se soucier de tous ceux qui pourraient être de bons élèves, et parfois mieux, et qu’on laisse croupir dans des ghettos scolaires innommables. Là, c’est moins une question de moyens, comme disent les syndicats, que de volonté politique d’intégration par l’enseignement — parce qu’il n’y a pas de levier plus puissant que l’Ecole. La principale déperdition de matière grise n’est pas celle des 2,3% de supposés petits génies, mais des 90% de pauvres gosses condamnés à vivoter dans le collège de leur quartier où on ne leur apprendra rien, et à chercher une subsistance intellectuelle auprès des propagateurs de fanatisme.
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