Accueil Édition Abonné Décembre 2023 Les horreurs que nous ne saurions voir

Les horreurs que nous ne saurions voir

On n’ose dire « Troisième Guerre mondiale », mais c’est bien de cela qu’il s’agit


Les horreurs que nous ne saurions voir
Image de vidéosurveillance montrant un combattant du Hamas à proximité du festival de musique de Réïm, 7 octobre 2023. ©D.R

Les images des massacres commis par le Hamas ont ravivé chez certains le souvenir des atrocités nazies. Pour d’autres, elles n’ont pas empêché de crier à la manipulation israélienne. Il est cependant nécessaire de les diffuser, car il y a pire que le déni : c’est l’oubli.


Lorsque j’étais enfant, ma mère m’a emmené voir deux films. Un sur le massacre d’Oradour-sur-Glane, un autre sur la libération des camps d’extermination nazis. Les images étaient d’autant plus fortes qu’à l’époque l’image était rare. La télévision balbutiait. Nous n’avions pas, d’ailleurs, de poste de télé à la maison. Au retour, pour tout commentaire, ma mère m’a dit : « Il fallait que tu voies ces horreurs parce que toi et les générations à venir n’aurez plus jamais à connaître de telles choses, et j’espère que de les avoir vues t’aidera à ne pas oublier qu’elles ont existé pour de bon, pour de vrai. »

Je ne doutais pas qu’elle dît vrai. Comment serait-il possible en effet, et seulement imaginable, qu’on ait un jour à lever de nouveau les yeux sur tant de barbarie, d’inhumanité. Les images de ces décharnés d’outre-tombe, au regard immense, démesuré, qui semblait avoir vu ce qui ne se voit pas, ne nous ont sans doute jamais quittés. En tout cas, moi elles ne m’ont jamais quitté. Alors nous avons vécu, le temps passant, avec la conviction que nous avions probablement gagné en humanité. Avec la certitude que ma mère ne pouvait qu’avoir eu raison. L’horreur, cette horreur-là, appartenait en quelque sorte à un autre âge de l’humanité. Tout était donc pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, ou peu s’en faut.

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Et puis il y a eu le 7 octobre. Le passé, les images grises et tremblantes diffusées dans une salle improbable, dans un silence sépulcral que le ronronnement du projecteur rendait encore plus oppressant, tout cela nous sautait subitement de nouveau au visage.

Aujourd’hui, tout est image. À commencer par le pire, le laid, le sordide. La violence sans frein ainsi qu’une pornographie qu’on ne pourrait qualifier de bestiale qu’en insultant très gravement le règne animal. Cette violence, pour ma part, je crois l’avoir croisée pour la première fois dans le film Orange mécanique. Mais on opposait alors l’alibi de la fiction et la caution d’une fascination, présentée à l’époque comme légitime, pour ce que d’aucuns qualifient encore d’esthétique de la décadence. Ce baratin bien-pensant aidait à ne pas vomir. Pire, on se fendait de quelques louanges, forcées, sans doute, et de pure convention, mais il fallait bien coller à son temps, enfourcher ses modes et ses codes, n’est-ce pas… Il y eut bien sûr débat. Fallait-il autoriser la diffusion du film ? Fallait-il montrer de telles scènes de violence gratuite ? Deux camps s’opposaient : celui des progressistes à tout crin et celui de ceux que les précédents qualifiaient de vieux cons.

À quelques décennies de distance, je me retrouverais plutôt, et avec ferveur, dans le camp de ces derniers. Et pas seulement pour la volupté qu’on peut puiser à se faire traiter de vieux con après une vie déjà raisonnablement longue mais parce que, me semble-t-il, la violence fictionnelle, parée d’esthétisme, présente l’inconvénient majeur de brouiller le réel et d’embrouiller les esprits. Ce qui fait beaucoup.

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Depuis ce 7 octobre d’apocalypse, une nouvelle version de ce même débat a émergé. Faut-il ou non montrer la réalité barbare, ces scènes de carnages, cette sauvagerie ?

Eh bien, j’ai choisi mon camp. Je suis pour. À tout le moins, je suis pour qu’on fasse savoir urbi et orbi que ces images, insoutenables, sont disponibles et le resteront à jamais. Oui, porter à la connaissance de tout un chacun qu’il peut, s’il le souhaite, les découvrir, les voir et les revoir. Je sais, les révisionnistes révisionnisteront, les négationnistes négationnisteront, ils crieront au truquage, à la mise en scène de propagande, les grands pervers s’en délecteront, etc. Sans aucun doute. Et alors ? Qu’on montre ces images ou qu’on les occulte, les uns et les autres camperont sur ces lignes, obsessionnellement, jusqu’à la fin des temps.

La censure est l’oubli

Ne pas les montrer, ne pas les rendre aisément accessibles, c’est prendre un risque énorme. Un risque politique et, pire encore, historique. Les censurer reviendrait ni plus ni moins à entrouvrir la porte de l’oubli, autrement dit à faciliter grandement la mise en œuvre de la faculté de déni. Faculté d’oubli et de déni tellement forte, tellement opérante chez les gens de pouvoir ! Et c’est bien à leur intention particulière, pour leur couper sous le pied la mauvaise herbe de l’amnésie accommodante qu’il faut maintenir vivantes ces horreurs. Ils sont tellement friands de ces accommodements qu’ils disent raisonnables qu’il serait irresponsable, sous couvert de protéger les masses mal préparées, de leur donner l’occasion d’échapper à ces monstruosités, à la toute violence du réel. Déjà, on entrevoit combien ces pudeurs si mal venues et surtout cet oubli terrifiant s’inscrivent en filigrane dans la petite chanson qui se fait entendre ces jours-ci et dont chaque refrain se plaît à évoquer le spectre de la «  confrontation globale ». On n’ose dire « Troisième Guerre mondiale », mais c’est bien de cela qu’il s’agit. Dès lors, l’enjeu, dans l’esprit de ceux-là, ne serait-il pas de se préparer – de nous préparer – à tout « accommodement raisonnable » qui nous épargnerait cette extrémité ?

Petite chanson, disais-je ? J’ajouterai « air connu ». En 1938, Daladier, le Français, et Chamberlain, l’Anglais, s’étaient abandonnés à un de ces « accommodements raisonnables ». En échange d’une « paix de mille ans » promise par l’ogre Hitler, ils se sont abaissés à fermer les yeux pendant que le monstre dévorait les territoires des Sudètes. Or d’un accommodement l’autre, l’Israël d’aujourd’hui pourrait bien être les Sudètes d’hier. Et qu’on n’aille pas me dire que personne, ici ou ailleurs, n’oserait concevoir une telle énormité ! Pour un peu, on se ferait un malin plaisir de donner des noms…

Décembre 2023 – Causeur #118

Article extrait du Magazine Causeur




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Ex-prof de philo, auteur, conférencier, chroniqueur. Dernière parution : « Moi, papesse Jeanne », éditions Scriptus Malvas

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