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Les héritiers du néant


Les héritiers du néant

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Je suis habitué à entendre toutes sortes d’opinions sur le métier de prof. Avec les années, j’ai eu tendance à penser que mon métier faisait partie des sujets sur lesquels les gens se sentaient naturellement autorisés à confier leur expertise et que, hormis les footballeurs, les journalistes, les flics ou les cheminots, il n’existait pas de catégorie professionnelle plus détestée en France. Outre les sempiternels procès en fainéantise intentés aux enseignants, j’entends souvent dire chez les gens de gauche que l’École n’est pas assez égalitaire et, chez les gens de droite, qu’elle est un bastion de l’idéologie soixante-huitarde et permissive. Les choses me semblent un peu plus compliquées, d’une part, parce que, la démographie aidant, les soixante-huitards ont aujourd’hui massivement déserté les salles des profs et, d’autre part, parce qu’en matière d’égalitarisme, les actuels responsables du système éducatif se sont faits les artisans d’une alliance objective entre une idéologie du nivellement par le bas, supposément antidiscriminante, et une appréhension utilitariste des mécanismes et des enjeux de la transmission du savoir.

Cette désastreuse conjonction tient largement à une très mauvaise interprétation des constats proposés par la sociologie depuis un demi-siècle. Que Finkielkraut me pardonne, mais l’analyse de Pierre Bourdieu et Jean- Claude Passeron dans Les Héritiers (1964) était assez juste : les chances objectives de réussite scolaire sont en effet déterminées par la possession d’un capital culturel associé à la culture des élites[1. Bourdieu Pierre, Passeron Jean-Claude (1964), Les Héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun ».]

Mais cinquante ans ont passé depuis la publication des Héritiers.[access capability= »lire_inedits »]  La réforme Haby du « collège unique » en 1975, puis la politique des « 80 % d’une classe d’âge au bac » ont accéléré la démocratisation massive de l’enseignement. Aujourd’hui, les tenants de la lecture bourdivine, qui forment encore le gros de la troupe des pédagogues, ont transformé l’analyse sociologique en projet politique, érigeant la notion d’« héritier » en véritable dogme. Du diagnostic de Bourdieu, ses disciples ont tiré un programme réformateur qui soumet la complexité du réel à une grille idéologique : puisque le capital culturel est inégalement réparti, donc « discriminant », il convient de réduire son poids dans la réussite scolaire en mettant plutôt l’accent sur les « compétences », terme-gigogne, omniprésent dans le discours officiel. En d’autres termes, puisque tout le monde ne peut pas lire la Pléiade, faisons en sorte que personne n’ait plus à la lire. Ainsi, héritiers et nouveaux venus seront à égalité.

Cette conception aussi généreuse que dangereuse s’accorde à merveille avec des considérations économiques, moins avouables mais plus prégnantes. La dérive actuelle de l’École n’est pas, ou pas seulement, l’héritage en droite ligne de Mai-68, elle est aussi la conséquence d’une adaptation des idéaux pédagogistes de Mai au rationalisme budgétaire et statistique auquel les « soixante-huitards » se sont convertis en masse, la « lutte contre toutes les discriminations » lui donnant opportunément une teinte plus humaniste. Dans ce système, les élèves sont des statistiques de redoublement et d’orientation qui nourrissent la communication du ministère sur les performances respectives des établissements et les sempiternels palmarès des hebdos, attrape-gogos pour parents anxieux. Le parcours scolaire est déterminé par une série d’items et de critères qui prétendent évaluer l’« adaptabilité cognitive », les compétences discursives, la « prédisposition au vivre- ensemble », la qualité d’écoute. Sans oublier les « capacités d’auto-évaluation », ce qui signifie peu ou prou que l’élève ne procède que de lui-même – et que l’École républicaine marche la tête en bas.

Le système éducatif n’a plus grand-chose à voir avec celui que décrivait Bourdieu. Le collège unique et le lycée général accueillent, à chaque rentrée des classes, toujours plus d’élèves, qu’ils proviennent de la classe ouvrière, des classes moyennes ou des populations immigrées, dont il faut assurer tant bien que mal la formation avant de les acheminer vers le baccalauréat, l’université et le marché du travail. Les cas les plus difficiles sont poussés vers la sortie le plus rapidement possible – les redoublements, c’est mauvais pour les statistiques. Mais les filières professionnelles étant toujours autant dénigrées malgré les discours ronflants et récurrents sur ce sujet, beaucoup de collégiens aux résultats médiocres parviennent à être admis en seconde générale. Une proportion non négligeable contribuera à creuser le taux d’échec universitaire, puis les chiffres du chômage. Parfaitement conscients de cet état de fait, les élèves en veulent à l’École de ne pas leur offrir les garanties de la réussite qu’elle ne cesse de leur promettre et méprisent de plus en plus ces « compétences » que la pédagogie moderne leur impose. Mais ils n’en respectent pas plus le savoir qu’on leur offre en portion toujours plus congrue et dans la seule perspective de favoriser un « vivre- ensemble » de plus en plus introuvable. Cette politique produit à la fois des individus moins cultivés mais aussi moins adaptés au marché du travail. Autrement dit, la culture ne se démocratise pas et les inégalités s’aggravent : échec total sur les deux tableaux.

Bien sûr, on ne cessera sans doute jamais de découvrir, au détour d’une copie, que « Jésus-Christ a été fusillé par les Romains » – et de piquer un fou rire qui égaiera un long week-end de correction des copies. En tant que professeur, je suis aux premières loges pour observer la « baisse du niveau » déplorée par certains experts de l’éducation et farouchement niée par d’autres. Après plusieurs années d’expérience, je peux non seulement attester que le niveau baisse bel et bien, mais aussi affirmer que la première source de ce déclin réside dans les instructions officielles qui visent beaucoup moins à améliorer la transmission du savoir qu’à tenir des objectifs bureaucratiques, favorisant ainsi une bonne com’ ministérielle sur la « lutte contre les inégalités ».

Les inspecteurs pédagogiques régionaux (IPR) et les inspecteurs généraux (IG), dont le rôle consiste essentiellement à transmettre la bonne parole, n’ont que deux expressions à la bouche dans les formations collectives qu’ils animent : « développement personnel » et « innovation ». Au cours de ces grand-messes, j’ai entendu, dans le désordre, qu’il fallait chercher à mettre les élèves en autonomie, qu’on ne devait plus apprendre aux collégiens à rédiger de paragraphe argumenté parce que l’exercice était trop technique, qu’il était inutile d’apprendre aux élèves de seconde à rédiger une composition puisqu’une partie d’entre eux serait orientée vers les filières technologiques, que la dissertation en français était condamnée à disparaître un jour, tout comme un certain nombre de matières, pointées également du doigt par les syndicats, telles que les langues anciennes, évidemment discriminantes. J’ai aussi été invité à distribuer les sujets des devoirs sur table à l’avance pour permettre à tous les élèves de réussir, et à accorder le maximum des points quand une copie semblait se conformer à quelques vagues principes méthodologiques, même si elle ne comportait pas la moindre connaissance. Et ne parlons pas de l’orthographe, qu’on m’a presque conseillé d’ignorer.

Du respect de l’autorité et de la nécessaire humilité face au savoir qui est transmis, il n’est plus guère question dans ces « trainings ». Au cours d’une séance de « mise en commun des pratiques », pendant mon année de stage à l’IUFM[2. Les défunts Instituts universitaires de formation des maîtres, remplacés en 2013 par les ESPE, Écoles supérieures du professorat et de l’éducation. ], j’ai entendu une malheureuse enseignante stagiaire confier qu’elle éprouvait toutes les peines du monde à tenir sa classe et qu’un élève particulièrement agité lui avait même lancé sa trousse au visage. Sa voix en tremblait et elle avait presque les larmes aux yeux. La réponse de la formatrice fut onctueuse et sans appel : « Il faut chercher à te mettre à sa place. Cet élève, tu dois comprendre qu’il a peur. » L’autorité de l’enseignant, ce n’est pas très tendance à l’ère des dispositifs d’« accompagnement personnalisé » ou de la « remédiation », oxymore qui prétend obtenir par l’effet miracle du remède les résultats du processus long et ingrat de la médiation. Heureusement, le recours incessant aux merveilleuses technologies de l’information et du numérique garantit l’optimisation de la relation apprenant/ appreneur et assure que la transmission des compétences et des savoirs se fait sous les auspices de la modernité. Et peu importe que ces indispensables outils finissent par devenir des béquilles au point de remettre sérieusement en cause le sens critique ou tout simplement les capacités imaginatives des élèves. Je me rappelle un adolescent qui devait imaginer une espèce animale et la décrire dans le détail : il s’est précipité sur Wikipédia pour lire la fiche de l’animal qu’il venait d’inventer et j’ai eu toutes les peines du monde à lui faire comprendre qu’Internet ne pouvait, fort heureusement, pas encore lui fournir de

Résumons le projet, relayé par une masse de textes et de documents du ministère, auquel le professeur est prié de participer : avec son aide et celle de la technologie, l’élève doit apprendre à rationaliser son comporte- ment et à prendre en charge de manière autonome son épanouissement, scolaire et personnel, devenant ainsi « acteur de sa propre réussite ».

« Acteur de sa propre réussite » : au cours de ma carrière d’enseignant, j’ai appris à haïr tout particulièrement cette expression. On m’a initié aux arcanes mystiques de l’« enseignement spiralaire », qui n’a rien à voir avec les derviches tourneurs ; j’ai appris que le « triangle didactique » n’était pas un rite d’initiation maçonnique et que, comme nul ne l’ignore plus, un « référentiel bondissant » était un ballon (et sans doute la running joke la plus brillante des « pédagos » militants). Toutes ces trouvailles de la novlangue éducative m’ont beaucoup amusé, mais l’élève « acteur de sa propre réussite » me fait beaucoup moins rire parce que cette formule apparemment anodine révèle la funeste transposition à l’École de l’idéologie managériale – la responsabilité en moins. Il est fortement déconseillé de faire entendre à l’« acteur de sa propre réussite » qu’il est aussi celui de son échec, et plus encore de lui suggérer que, pour apprendre, il faut travailler, et que travailler ce n’est pas drôle. On préfère l’enfumer par une rhétorique paradoxale, qui prétend bannir la souffrance et la frustration de l’École tout en faisant sans cesse miroiter aux écoliers une réussite obtenue à coups de « contrats éducatifs », d’« objectifs de comportement » et de « livrets de réussite ». Au lieu de propager ces billevesées, les militants bruyants de la « refondation de l’École » devraient se rappeler la maxime stoïcienne : « Il ne faut pas vouloir réussir, il faut vouloir savoir. »

Mais les élèves eux-mêmes s’ingénient à déjouer les stéréotypes dans lesquels on tente, avec trop de bonnes intentions, de les enfermer. On oublie trop facilement la propension des adolescents à se détourner, ou à faire semblant de se détourner, par esprit de contradiction, de l’enseignement imposé par les adultes. Le professeur est souvent glacé par des questions qui reflètent une incom- préhension totale et tendent à démontrer sa désespérante inutilité. Il lui faut alors se rappeler que, dans bien des cas, ce sont des provocations qui n’ont pour autre but que de passer le temps et d’en faire perdre un peu au prof, ou encore d’avoir l’air plus bête qu’on est parce que, selon les cas, ça énerve ou attendrit ces andouilles d’adultes. On déplore constamment que les élèves ne s’intéressent pas au monde dans lequel ils vivent, mais leur capacité à recycler l’actualité peut s’avérer désarmante. Récemment, en évoquant les guerres d’ex-Yougoslavie, j’ai demandé si quelqu’un connaissait la capitale du Kosovo. Du coin de l’œil, j’ai vu un élève se pencher en rigolant vers son cama- rade d’origine serbe : – « Hé, dis, c’est pas “Quenelle” la capitale du Kosovo ? – Ta gueule ! »

Les « grands » manient volontiers l’absurde et le non-sens tandis que la naïveté de certains « petits » leur fait atteindre des sommets de poésie. Dans un cours sur les grands repères géographiques terrestres et les frontières, un élève de sixième m’a demandé comment on pouvait dessiner ces lignes sur les océans et même dans le sable. Je lui ai répondu qu’elles n’existaient pas en réalité mais seulement sur les cartes et, très logiquement, il m’a demandé comment, dans ce cas, on pouvait être sûr qu’elles étaient bien là. Je lui ai alors expliqué que, depuis l’Antiquité, les cartographes utilisaient le ciel, le soleil, les étoiles puis des instruments de mesure toujours plus sophistiqués pour placer correctement les fleuves, les montagnes et les mers sur les cartes, mais que les frontières politiques, en revanche, étaient fabriquées par les cultures, les guerres, les traités, en un mot par l’Histoire. Sa réponse m’a stupéfait et enchanté : « Mais comment sait-on que ces frontières sont les bonnes si on n’a pas d’instruments pour les mesurer ? », a-t-il lâché. Comment est-on sûr que les frontières sont les bonnes ? Comment sait-on que ce qu’elles représentent existe ? Comment démontrer qu’elles sont utiles ? C’est ainsi qu’une question posée par un gamin de 11 ans, dans la tête duquel Régis Debray et Raymond Queneau sont venus se serrer la pince, peut donner toute sa signification au métier d’enseignant. Nos pédagogues l’ignorent, mais tout professeur sait, lui, qu’il a la charge de contribuer à définir, pour ses 30 élèves, les frontières culturelles, religieuses, morales, éthiques, légales, linguistiques, familiales, professionnelles, politiques, sur lesquelles il faut sans cesse buter pour se construire en tant qu’individu. Transformer des adolescents en adultes libres : voilà une mission, certes plus difficile, mais infiniment plus exaltante, que celle qui consiste à leurrer les jeunes en leur faisant croire qu’ils seront, sans faire le moindre effort, les « acteurs de leur propre réussite ».

Mon 11 septembre en ZEP

Contrairement à ce que pensent les bourdivins primaires, les individus peuvent échapper aux déterminismes sociaux et culturels. Le 11 septembre 2001, j’exerçais dans un collège ZEP (Zone d’éducation prioritaire) qui n’était pas de tout repos. Au lendemain d’une soirée de stupeur à contempler sur écran les épaisses colonnes de fumée noire qui surplombaient l’île de Manhattan, je n’oublierai jamais la traversée de la cour de récréation : l’atmosphère survoltée, les petits groupes bruissant de conversations animées, l’air un peu perdu des surveillants, les « Ils leur ont bien niqué leur race aux Ricains ! », « Y-z-ont mangé grave ! ». Dans ma classe, ça braillait, ça s’interpellait. J’essayais d’obtenir le silence, je l’obtenais, le perdais, surnageant dans le chaos, pauvre dommage collatéral de l’événement qui ouvrait brutalement le XXIe siècle. Les mêmes remarques teintées de violence et de ressentiment contre la domination américaine étaient répétées par des élèves venus de pays laissés pour compte du nouvel ordre mondial et citoyens d’une puissance en déclin : la France. La rage enflait dans les gosiers en même temps que la satisfaction et puis, soudain, l’intervention d’un grand type à grande gueule, en survêtement immaculé, qui allait m’en faire baver toute l’année, a laissé tout le monde coi : « Putain, mais vos gueules quoi ! Vous êtes débiles là ! Y’a plein de gens qui sont morts là, fermez vos bouches un peu ! » Son intervention ayant ramené le calme, nous avons pu passer le reste de l’heure à discuter de l’événement pour tenter de déminer les simplifications. À la fin de l’année, en quittant le collège, le grand type en survêtement m’a gratifié d’un cordial « Bonne continuité M’sieur ! ». Je n’ai pas eu le cœur de lui faire remarquer qu’on disait : « Bonne continuation ! » J’espère qu’aujourd’hui, où qu’il soit, ce grand braillard en survêtement blanc est toujours capable de faire preuve d’autant de bon sens qu’il en a montré au lendemain des attentats contre le World Trade Center.[/access]

Mars 2014 #11

Article extrait du Magazine Causeur



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