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Les footballeurs turcs jouent pour Atatürk


Les footballeurs turcs jouent pour Atatürk
Une supportrice de Fenerbahce à côté d'un portrait d'Atatürk, le lendemain de l'annulation de la Supercoupe de Turquie, le 30/12/2023 Emrah Gurel/AP/SIPA

La Supercoupe de Turquie devait se tenir en Arabie saoudite la semaine dernière. Mais le pays de Mohammed ben Salmane a refusé aux joueurs turcs le droit de porter des maillots à la gloire du père de la Turquie moderne, l’apôtre d’une certaine laïcité… C’était sans compter sur la détermination des kémalistes du ballon rond.


L’affiche devait opposer, le soir du 29 décembre, le Galatasaray au Fenerbahçe, deux des plus prestigieux clubs turcs de football. Chaque année, la Supercoupe de Turquie oppose le vainqueur du précédent championnat au vainqueur de la précédente coupe nationale. Organisée cette année en Arabie Saoudite, la rencontre a tout simplement été annulée… à cause de maillots à l’effigie de Mustafa Kemal Atatürk, le fondateur de la Turquie moderne.

Une tradition lancée par Kadhafi

La plupart des grands pays de football organisent chaque année ce type de rencontre entre le vainqueur du championnat et le vainqueur de la coupe (en France, son équivalent est le Trophée des Champions), qui est une occasion pour les joueurs d’ajouter une ligne à leur palmarès grâce à un seul match. Depuis quelques années, cette rencontre de gala est devenue un outil de softpower et est fréquemment délocalisée aux quatre coins du monde. Cela a commencé vraiment en 2002, lorsque la Libye de Mouammar Kadhafi accueillait la Supercoupe d’Italie opposant Parme à la Juventus. Pour la modique somme d’un million de dollars, le dictateur avait réussi à faire courir sur une pelouse sablonneuse les deux équipes, en pleine canicule, devant des tribunes vides. C’était aussi l’époque de la lune de miel entre le colonel et le président du conseil italien Silvio Berlusconi.

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Depuis, chaque pays a développé sa manière de délocaliser le super trophée national. En France, où le Trophée des Champions n’intéresse à peu près personne, la carte de la francophonie a été jouée à fond, avec des matches joués au Gabon, à Montréal, en Tunisie, au Maroc, mais aussi en Israël. La Supercoupe d’Italie et la Supercoupe d’Espagne sont, elles, fréquemment disputées dans le Golfe, surtout en Arabie Saoudite, qui a fait de l’organisation d’événements sportifs un des axes majeurs de sa communication politique. Parmi les grandes fédérations européennes, il n’y a que les Anglais et les Allemands – un peu plus jaloux que la moyenne de l’identité et de l’histoire de leur football – qui ont évité ce genre d’excentricité. Autre grand pays de football, moins par le palmarès de sa sélection que par la ferveur de ses supporters, la Turquie s’est convertie à cette mode. Dans les années 2000, elle avait déjà délocalisé cette compétition en Allemagne, pour le plus grand plaisir de la diaspora. En cette fin d’année 2023, c’est l’Arabie Saoudite qui devait accueillir la rencontre. L’occasion de marquer le rabibochage entre les deux grandes puissances sunnites, dont les relations avaient été très entamées par l’assassinat, en 2018, du journaliste Jamal Khashoggi au consulat saoudien d’Istanbul.

Mustafa Kemal Atatürk vs Mohammed ben Salmane

Oui mais voilà. La Turquie célèbre en cette année le centième anniversaire de la République. Les deux équipes ont souhaité s’échauffer avant le match avec des maillots à la gloire de Mustafa Kemal Atatürk, le père de la Turquie moderne mais aussi d’une certaine forme de laïcité. Héros de la bataille des Dardanelles, Mustafa Kemal avait voulu émanciper le peuple turc de la tutelle islamique qu’il considérait comme responsable en grande partie des malheurs de son pays. Sans remettre en cause l’islamité de la Turquie (les quelques lycéennes qui ont voulu se convertir en 1930 au christianisme ont été condamnées pour « atteinte à la nation turque »), Atatürk impose une « laïcité à la turque », la laiklik, qui fut non pas une séparation de l’État et de la religion mais un étroit contrôle de celle-ci par celui-là. Il adopte un code civil inspiré du code civil suisse en lieu et place de la charia. Il impose l’alphabet latin. Il interdit la polygamie, fait du dimanche le jour du repos, accorde le droit de vote aux femmes. Atatürk, francophile et admirateur de Napoléon, a plus ou moins inspiré toutes les tentatives « modernistes » au sein du monde musulman, de l’Égypte de Nasser aux régimes baasistes de Syrie ou d’Irak. Alors, pour l’Arabie Saoudite de Mohammed ben Salmane, les maillots à la gloire d’Atatürk, ça ne passe pas. La monarchie wahhabite a beau avoir accordé aux femmes le droit de conduire, cette tribune au laïcisme à heure de grande écoute, c’est la provocation de trop. Les deux clubs turcs, qui entretiennent l’une des rivalités les plus féroces que la planète footballistique peut connaître, s’accordent cette fois et refusent de sortir de leur hôtel. Alors que les tribunes commençaient à se remplir, l’annulation du match était annoncée.

Le prince Mohamed Ben Salmane au Sommet du G20 à Osaka, le 28 juin 2019 © LUDOVIC MARIN-POOL/SIPA

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En vingt années de pouvoir de Recep Erdogan, partisan d’un « islamisme modéré », l’héritage d’Atatürk a été largement bazardé. Pourtant, dans les grandes villes, la mémoire de l’ancien chef de la Turquie est perpétuée. Lors des élections de mai 2023, les voix d’Istanbul, d’Ankara et de la côte Égéenne ont fait défaut à Erdogan, ce qui ne l’a pas empêché d’être réélu. Pour une bonne partie du petit peuple anatolien, Erdogan est le héros de leur lutte contre les « élites » encore imprégnées de kémalisme, comme le signalait Gil Mihaely dans le numéro de juin dernier. Les grands clubs de football d’Istanbul, aux effectifs très cosmopolites, sont eux-mêmes le produit de la Turquie « moderniste » : le club du Galatasaray est issu du lycée du même nom, symbole des liens jadis forts entre la France et la Sublime Porte. Pour l’opposition turque, Erdogan n’a pas défendu l’honneur de la nation turque dans cette affaire de match annulé. C’est le point de vue d’Ozgur Ozel, dirigeant du CHP, parti d’opposition fondé à l’origine… par Atatürk. En bon politique, Erdogan a préféré minimiser la portée de ce fiasco. « Faire du sport un enjeu politique », a-t-il précisé samedi 30 décembre lors d’une cérémonie à Istanbul, « est mal, inutile et ne sert aucun intérêt ». Pas mal, de la part d’un dirigeant, mordu de football, qui a voulu faire du club stambouliote de Başakşehir une vitrine de son parti, l’AKP, et un concurrent des grands clubs historiques de la ville, décidément trop distants à l’égard du régime d’Erdogan.



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Professeur démissionnaire de l'Education nationale

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