La grande dame de la critique littéraire polonaise, Maria Janion, disait de Wajda qu’il fait ses films « à l’ombre des évènements à venir ». C’est un point de vue à retenir quand on s’apprête à découvrir l’œuvre posthume du maître polonais, sorti en salles, mercredi. Les fleurs bleues, titre grand public de l’intraduisible « Powidoki » (approximativement « images rémanentes » en polonais), une des notions-clés de la théorie de l’art de Wladyslaw Strzeminski, pionnier de l’avant-garde constructiviste, à qui Wajda rend hommage, a en apparence tout d’un film historique.
Ce que la Pologne soviétique laisse apercevoir de notre époque
A travers la déchéance de Strzeminski dans les dernières années de sa vie, lesquelles correspondaient à la stalinisation de la Pologne, Wajda dresse le monument d’un artiste total, insoumis aux ukases du régime et prêt à en payer le prix, tout comme il dépeint le paysage monochrome d’une époque où la « banalité du mal » s’épanouissait sans entraves. Certes, sans le civisme exemplaire des citoyens de la nouvelle République populaire, le sort de Strzeminski aurait été moins dur. Du moins, pense-t-on, qu’un tube de peinture ou les deux cents grammes de saucisse qu’on a refusé de lui vendre, auraient rendu son quotidien moins pénible. Mais le plus intéressant n’est pas ce que Wajda raconte, de manière fort subjective, de Strzeminski ou du stalinisme. Le plus passionnant est ce que l’histoire racontée par Wajda, laisse apercevoir de notre époque.
Là-bas, en Pologne, le pouvoir conservateur enjoint les artistes de créer dans un esprit patriotique, en leur rappelant à tout bout de champ qu’il est de leur rôle premier de « glorifier la Pologne » et, au passage, son saint martyr, Lech Kaczynski. Les députés de Droit et Justice se sont opposés – certainement pour cette raison – à la remise du titre de citoyen d’honneur de la ville de Gdansk à Wajda. Ici, en France, il n’y a guère de patriotisme mais l’apogée du « meklatisme », en vertu duquel la médiocrité la plus vulgaire et la provocation la plus insupportable, pourvu qu’elles sortent de la banlieue, valent toujours mieux qu’une pensée complexe venue d’ailleurs. En somme, la question posée à Strzeminski par le commissaire politique, « Etes-vous avec ou contre-nous ? », semble d’une actualité déconcertante.
Bien qu’il s’ouvre sur un plan panoramique d’une campagne polonaise où Strzeminski supervise le travail en plein air de ses étudiants, le film de Wajda se déroule quasi exclusivement dans des espaces clos : appartement du peintre, bureaux, salles de l’Ecole supérieure des arts plastiques, boutiques, couloirs d’hôpital. Il faut probablement y voir un choix délibéré du réalisateur, moyennant quoi le spectateur devient prisonnier de l’atmosphère de l’époque, étouffante et viciée. A l’image de Strzeminski dont la fenêtre vient d’être entièrement obstruée par un immense portrait de Staline sur fond rouge et qu’il se hâte de percer avec sa béquille, on a par moments envie de crever l’écran pour respirer. Sans passer outre la symbolique, un peu lourde, de la scène. Voici qu’un artiste, de surcroît amputé d’un bras et d’une jambe, se met debout et, sans penser aux conséquences, déchire le visage d’un tyran, afin que la lumière naturelle pénètre dans son atelier et lui permette de continuer à peindre. David contre Goliath version Europe de l’Est.
Qui était vraiment Strzeminski ?
Pourtant Strzeminski n’a pas été ce héros immaculé et digne en lequel Wajda voudrait nous faire croire. A peine esquissée, sa vie privée dont le réalisateur a décidé de nous montrer uniquement la face solitaire et brave, lui a valu en réalité la réputation d’être une ordure à qui on ne voulait plus serrer la main. Le raisonnement de Wajda semble sur ce point aussi clair que justifié : ce n’est pas parce que Strzeminski maltraitait sa femme, une artiste peut-être plus grande que lui, que le régime totalitaire aurait eu le droit de maltraiter Strzeminski, en même temps que le spectateur serait excusé de penser que le salaud n’a eu que ce qu’il méritait. Qui alors était vraiment Strzeminski ?
Parus en Pologne, deux ouvrages permettent de compléter sa biographie. Il s’agit tout d’abord du livre de Malgorzata Czyzewska dédié à Katia von Kobro, alias Katarzyna Kobro, femme de Strzeminski. Puis des mémoires de la fille unique du couple, Nika Strzeminska. Cette dernière, jouée dans le film par la remarquable Bronislawa Zamachowska, a consacré une partie de sa vie à conserver l’héritage artistique de ses parents, tout en notant à leur propos : « J’ai toujours eu peur qu’à l’avenir mon couple ne ressemble à celui de ma mère et de mon père, dans lequel il n’y a eu ni tendresse, ni bienveillance, ni amour. ». Cela n’a pourtant pas été toujours le cas. Jeune, Strzeminski a fait la connaissance de Katia Kobro à l’hôpital militaire à Moscou, au printemps 1916. Il y était soigné de ses blessures de guerre, infligées non pas par l’ennemi, mais par son propre subalterne, qui avait eu la maladresse de trébucher avec une grenade dégoupillée à la main. Elle, une Russe d’origine allemande, issue d’une riche et noble famille de marchands, y travaillait comme garde-malades. Plus tard, Strzeminski dira qu’il était devenu artiste grâce à sa femme.
L’un des plus émouvants films de Wajda
En effet, après son passage par le corps moscovite des cadets, Strzeminski avait fait l’Académie Nicolas du Génie à Saint- Pétersbourg et, sans l’accident, aurait probablement mené une carrière militaire. Son initiation à l’art a commencé pendant sa convalescence avec la découverte des impressionnistes et des cubistes. Il s’était aussitôt inscrit à l’Institut national des arts appliqués Stroganov et, après la Révolution, avait commencé à travailler comme assistant de Malevitch. Katia Kobro étudiait également les arts, bâtissant une réputation de sculpteuse talentueuse. Ils se sont mariés en 1920 à Smolensk, où Malevitch a confié à Strzeminski la direction de l’antenne locale de l’Unovis, groupement éphémère d’artistes russes voués au développement des idées suprématistes dans l’art. Les critiques véhémentes de Lénine à l’adresse des avant-gardistes, les ont fait fuir la Russie sans parvenir à les transformer en ouvriers sacrifiant leur talent au service des masses travailleuses. Ils avaient rêvé de pousser leur exode jusqu’à Paris, mais n’ont eu les moyens que pour aller à Lodz, près de Varsovie. Pendant la guerre, Katia von Kobro avait sauvé sa famille en signant la dite « liste russe », créée par les Allemands à l’intention des Russes blancs, qui ainsi bénéficiaient d’un traitement de faveur. Emporté par un patriotisme vindicatif, Strzeminski ne le lui a jamais pardonné et a fait de l’humiliation de sa femme son passe-temps favori. C’est sous le prétexte que Katia « dénationalisait » leur fille, qu’il avait par ailleurs tenté d’obtenir la garde exclusive de l’enfant, qu’un jugement du Tribunal lui refusa. Les témoins s’étaient prononcés au profit de la mère, pointant le caractère colérique et instable de Strzeminski. Katia von Kobro est décédée d’un cancer, dans la même solitude dans laquelle peu de temps après est mort Strzeminski, atteint de tuberculose.
Wajda drape l’agonie de Strzeminski d’une étoffe majestueuse. Employé à décorer des vitrines de boutiques, un des plus grands artistes de l’avant-garde mondiale s’écroule en se débattant contre des mannequins en résine. Derrière la vitre la foule anonyme passe, dans une indifférence totale. Si Les Fleurs bleues ne compte pas parmi les meilleurs films de Wajda, il est sans doute un des plus émouvants car des plus autobiographiques. Après avoir arraché la figure de l’ouvrier au pouvoir communiste avec L’Homme de marbre, le chef de file de ce qu’on appelle en Pologne le courant du cinéma de « l’inquiétude morale », semble avoir voulu dans son dernier film récupérer la figure de l’artiste des mains des nationalistes. Et il y a réussi.
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