Les fantômes de Wannsee


Les fantômes de Wannsee

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Le lac de Wannsee, au sud-ouest de Berlin : lorsque revient la belle saison, c’est l’un de ces lieux où la vie se donne en spectacle à elle-même. Miracle de la rencontre de l’eau, de la terre, de l’air et de la lumière, merveille de la manière dont les hommes ont su élaborer une culture raffinée pour relayer cette rencontre des éléments. Aviron, navigation de plaisance, petites croisières en bateau, terrasses au bord de l’eau, splendides villas. Tout se passe comme si le simple reflet naturel du ciel dans un lac avait incité les hommes à imaginer des dispositifs culturels leur permettant de réfléchir leur propre vie, sans aucune utilité que ce plaisir lui-même. Dans cette luminosité, une tache d’ombre : un peu en retrait, au « petit Wannsee », la tombe de Heinrich von Kleist, sur le lieu même où, en 1812, il s’est donné la mort.

Aujourd’hui, au bord du « grand Wannsee », on peut visiter deux villas célèbres, à quelques centaines de mètres l’une de l’autre, construites à quelques années d’intervalle par le même architecte, toutes deux entourées d’un vaste jardin donnant sur le lac. D’un côté, la « villa Liebermann », qui fut la résidence d’été du grand peintre berlinois Max Liebermann. De l’autre, le « palais Marlier », appelé aujourd’hui « Maison de la conférence de Wannsee ». C’est là que les dignitaires nazis se réunirent le 20 janvier 1942 pour ratifier l’organisation de la « solution finale ». À l’intérieur, on trouve une abondante documentation sur la conférence, sur les plans de l’extermination et les circonstances de sa réalisation dans les différents pays européens. Mais cette splendide bâtisse n’a rien qui puisse annoncer en quoi que ce soit ce qui s’est perpétré en ses murs, tout au contraire. Il y a même une quasi-incompatibilité entre la beauté du lieu et l’horreur qu’évoque son nom. [access capability= »lire_inedits »]

En 1933, Max Liebermann avait assisté, impuissant, à l’arrivée du pouvoir des nazis. Il avait rapidement démissionné, dès mai 1933, de ses fonctions de président de l’Académie des beaux-arts. Après sa mort, en 1935, sa veuve, Martha Liebermann, dut subir la mise sous séquestre de la villa : elle mit fin à ses jours en 1943, afin d’échapper à une imminente déportation. La villa Liebermann n’a été que récemment rachetée, rénovée et ouverte au public. Le jardin a été reconstitué selon le plan originel de l’artiste. Dans le bâtiment principal a été rassemblé un ensemble de tableaux peints en ce lieu même : des scènes familiales, des vues de différents coins du jardin. Liebermann n’a fait, en somme, que montrer ce qu’il avait sous les yeux, mais en y ajoutant quelque chose : une célébration de la beauté du monde et de la joie de la vie. Une telle peinture, qui vient redoubler la splendeur visible, ne fait que redoubler un premier redoublement : elle représente une vie qui s’était déjà parée, qui avait mis ses plus beaux atours, s’était déjà donnée elle-même en spectacle sur les bords du lac, ne fût-ce que par la grâce du reflet dans l’eau des villas et des arbres.

Dans ces deux lieux, le visiteur actuel est renvoyé à quelque chose qui s’est passé jadis à l’endroit même qu’il visite et qu’il peut se remémorer : à l’événement de la « décision finale », grâce aux documents exposés dans la villa Marlier ; et, dans la villa Liebermann, grâce aux tableaux, à la vie du peintre et à tout ce qu’il voyait se déployer autour de lui : sa vie domestique, les voiles des bateaux, la frondaison des arbres, les femmes aux grands chapeaux.

Ces deux villas forment une étrange polarité : un lieu voué à la célébration de la splendeur de la vie, un autre qui fut le point de départ de l’horreur absolue du XXe siècle. Ces deux pôles constituent le meilleur « mémorial » qui se puisse imaginer, d’une tout autre signification symbolique que le Mahnmal installé au cœur de Berlin, un lieu de culte qui, en voulant remémorer l’horreur de la Shoah, tend en somme à la perpétuer.
Rien de tel lorsqu’on visite les deux villas de Wannsee, dont on peut tirer une leçon en forme d’espoir. Fasse le Ciel que ce qui fut décidé en ce jour funeste de 1942 dans cet édifice splendide, ce qu’on appelle « Shoah », qui est également emblématique d’autres horreurs contemporaines de même nature, n’ait été qu’une sinistre parenthèse à l’intérieur de l’histoire allemande et européenne. N’oublions rien de ce qui s’est passé, entretenons-en le souvenir avec piété, transmettons aux nouvelles générations toutes les informations historiques nécessaires, mais sans que ce trou noir ne submerge notre perception et ne devienne l’objet d’un culte d’un goût douteux. Pourvu que la joie de vivre et l’éblouissement émerveillé qui transparaît dans la peinture de Liebermann et appartient au génie de ce lieu l’emportent en fin de compte sur l’obscurcissement et la démence.

Faut-il poser l’acte abject de Wannsee comme étant l’événement premier, et le cadre somptueux et élégant où il a eu lieu comme second et fortuit ? Non, on doit s’y refuser ; il faut maintenir la primauté du Beau sur le Mal et l’horreur. Renoncer à cette primauté, ce serait faire trop d’honneur à Hitler et à ses sbires. On ne peut se laisser fasciner par le « rayonnement négatif » d’Auschwitz, par le soleil noir de la Shoah, au point d’oublier que cette noirceur n’est que le revers diabolique d’un rayonnement positif. C’est le Dieu biblique, celui qui avait constaté et énoncé que « cela était bon », qui a été attaqué et outragé à travers son peuple élu.

Dans la tournure d’esprit qui est celle de l’Europe depuis 1945, l’existence même de cette « villa de la conférence de Wannsee » et du cadre qui l’entoure est une sorte de scandale. Ne devrait-on pas mettre fin à cette provocation scandaleuse, décider de raser la villa Marlier afin de la remplacer par quelque baraquement, reconstitué sur le modèle des camps de la mort, où on pourrait visiter une exposition sur l’histoire de cette horreur ? Ainsi serait rétablie la correspondance entre le cadre extérieur et l’événement destructeur.
Une bonne partie de l’histoire de l’après-guerre est un effort pour effacer les traces de la splendeur passée, pour empêcher que l’on puisse se réjouir au spectacle de la beauté. C’est dans cet esprit que fut propagé l’adage attribué à Adorno : plus de poésie après Auschwitz ! Si l’on est conséquent, on devrait aussi s’employer à détruire la poésie écrite avant Auschwitz et, pour cela, s’efforcer d’effacer l’une des sources d’inspiration de toute poésie : la beauté du monde. En Allemagne, tout se passe comme si l’étude des classiques de la littérature allemande − l’avant-Auschwitz − était remplacé par une étude disproportionnée et presque exclusive de la période du Troisième Reich. Le traumatisme éprouvé devant l’horreur d’Auschwitz peut conduire à une mise en question de tout sentiment positif. Ainsi pourrait-on être amené à une destruction nihiliste qui ne céderait en rien à la folie de l’entreprise exterminatrice.

Osons cette affirmation : l’après-Auschwitz ainsi envisagé n’est qu’une poursuite systématique de l’entreprise que l’on appelle « Auschwitz » et qui fut ratifiée à Wannsee. Si on fait preuve d’un peu de lucidité, si l’on reprend ses esprits et ne se laisse pas gagner par l’intimidation prédominante, on comprend que tout cela n’est rien d’autre qu’une victoire posthume de Hitler, comme si l’Europe meurtrie et pénitente avait repris à son compte, et finalement faite sienne, la tournure d’esprit apocalyptique de ce sinistre personnage.
Il serait temps que l’Allemagne et l’Europe surmontent cette fascination et retrouvent d’autres sources spirituelles. Qu’elles retrouvent ainsi une autre inspiration que le nihilisme, le ressentiment contre la grandeur et la beauté. Et ce, sans aucunement oublier et refouler le souvenir de l’horreur ; il s’agit seulement d’empêcher que cette nécessaire mémoire ne prédomine dans l’échelle des valeurs, au point que l’on oublie ce contre quoi l’horreur était dirigée et qu’elle voulait détruire. Il s’agit de retrouver une vision hiérarchique globale dans laquelle trouvent leur place respective le mystère du Mal et la Beauté du monde, sans que la prise en compte de l’un des deux pôles n’implique l’oubli et le refoulement de l’autre.
Songeons à la méditation de l’écrivain polonais Gustaw Herling, dans la bouche du narrateur de Beata sancta, éprouvant douloureusement cette discordance entre le Mal et la Beauté : « Oh, mon Dieu ! comme l’œuvre de ta création est belle ! […] À certains moments de la vie, elle nous raille, elle nous blesse jusqu’au sang, la cruelle, la prodigue Beauté du monde. » C’est ce contraste cruel que peut résumer le nom de Wannsee. [/access]

Berlin-Wannsee, janvier 2007.

Juin 2014 #14

Article extrait du Magazine Causeur



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