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Les deux sens du mot droite


Les deux sens du mot droite

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Une bonne part des quiproquos, contresens, dialogues de sourds et faux débats que suscite spontanément toute utilisation du mot « droite » vient probablement de la confusion originaire entre deux sens non seulement distincts, mais souvent opposés : un sens relatif, ou partisan, qui se réfère exclusivement à une certaine situation sur l’échiquier politique, et un sens absolu, ou idéologique qui, lui, renvoie à un certain nombre de principes stables, cohérents, exactement contraires à ceux de la gauche. Les raisons de cette confusion sont très nombreuses, mais l’une des plus visibles tient au fait que la droite, au sens relatif comme au sens absolu, ne se conçoit qu’en rapport avec son antithèse, la gauche ; or, le rapport en question n’est pas du même ordre. Au sens relatif, la droite se définit comme ce qui est moins à gauche ; au sens idéologique, comme ce qui n’est pas de gauche. Ce qui ne revient pas du tout au même.[access capability= »lire_inedits »]

Ainsi est-ce le sens relatif qu’emploient les acteurs de la Révolution culturelle chinoise, entre 1965 et 1969, lorsqu’ils utilisent le terme de « droite » pour désigner ceux qu’ils qualifient d’« ennemis du peuple » ou de la « pensée Mao Tsé-toung » : les « droitiers » stigmatisés par les Gardes rouges, Liou Chao-chi ou Deng Xiao-ping, ne correspondent pas vraiment à ce que l’on entend par là au même moment dans la France du Général − ou dans l’Espagne de Franco. Le terme de « droite » a donc un sens variable (« Plaisante droite qu’une rivière borne ! »), et changeant. De ce point de vue, on n’est pas « de droite », on le devient − et éventuellement, on cesse de l’être −, parfois à son corps défendant et sans rien faire pour cela. C’est ainsi que, sous la Révolution française, un républicain modéré parfaitement stable dans ses convictions (cela peut arriver…) serait passé, sur une durée de dix ans, de l’extrême gauche (1789) au centre (1791), au centre-droit (1792), puis à l’extrême droite (1794), puis à nouveau à gauche (1797). Tout ceci sans bouger, sans changer d’un iota ses propres opinions : car ce qui varie, en l’occurrence, ce ne sont pas les idées, c’est la conjoncture où elles se situent, et notamment, à l’époque, les rapports de forces qui déterminent la situation politique.

Cependant, de l’usage que font du mot « droite » les partisans les plus inconditionnels du président Mao, on peut déduire autre chose : qu’il existe aussi, à côté de ce sens relatif et en lien étroit avec lui, un sens absolu.

La chose n’est pas forcément évidente. Certains termes politiques n’ont en effet qu’un sens relatif − et l’on songe par exemple au mot conservateur : depuis la Révolution française, en effet, le « conservateur », c’est celui qui tend à conserver ce qui existe à un moment donné, en s’opposant à tout changement, quel que soit le sens de celui-ci : en Germinal An II, les deux premiers périodiques qui paraissent en France sous le titre de « Conservateur » s’opposent ainsi à toute remise en cause de la politique robespierriste et, a fortiori, à l’idée d’un retour à la royauté. Deux siècles plus tard, lors de la chute de l’Union soviétique, c’est encore sous ce terme que l’on désigne ceux qui, par fidélité aux principes du marxisme-léninisme, entendent s’opposer par la force aux réformes de Gorbatchev.

Mais si terme de « conservateur » n’a qu’un sens relatif, le terme de « droite », en revanche, a (aussi) un sens absolu, le sens relatif indiquant en effet une direction déterminée, et en fin de compte, quelque chose qui constitue le « noyau dur », l’essence de la notion. C’est ainsi que le mot « droitier », à l’époque de la Révolution culturelle, désigne « un individu qui exprime ou démontre une tendance à la conciliation directe ou indirecte avec la bourgeoisie »[1. Jean Daubier, Histoire de la révolution culturelle prolétarienne en Chine, Paris, Maspero, 1971, t. I op.cit., p.19.]. En somme, même membre du Parti communiste, le « droitier » se caractérise toujours par le fait qu’il est moins à gauche que les autres. Moins à gauche, c’est-à-dire, moins nettement partisan de l’égalité intégrale, de la disparition de la propriété, de l’éradication des traditions et du passé, etc. Et par conséquent, plus proche des valeurs inverses, qui sont celles de la droite. Le sens relatif indique, et suppose, un sens absolu ; du reste, lorsque tel n’est pas le cas et que, dans un pays socialiste, on affuble du qualificatif infamant de « droitier » quelqu’un que l’on ne peut soupçonner d’être « moins à gauche » que ceux qui l’en accusent, on risque de susciter des réactions scandalisées − comme, à la fin des années 1930, celle d’Arthur Koestler, qui rompit avec l’URSS après le procès qui condamna comme « droitiers » Boukharine et les anciens compagnons de Lénine…

En conséquence, il existe une droite tout court, « chimiquement pure », qui n’est autre que le contraire exact de la forme pure de la gauche.

En soi, certes, les termes « droite » et « gauche » ne disent rien − contrairement aux dénominations politiques ordinaires, forgées à partir de ce qui en constitue l’élément caractéristique : pacifisme, républicanisme, communisme, féminisme etc. Avec les mots « droite » et « gauche », rien de tel. Mais au fond, cette indétermination initiale correspond au caractère englobant de ces deux catégories qui, couvrant l’ensemble des idées politiques, ne sauraient être résumées par l’une d’entre elles : un ensemble ne se confond pas avec l’un quelconque de ses sous-ensembles. A priori, donc, les termes « droite » et « gauche » ne signifient et n’indiquent rien. C’est de façon conventionnelle que l’on va leur attribuer un sens, et en faire les catégories que l’on sait. Le seul élément contraignant d’une telle démarche tient au fait qu’elle doit se plier à certaines exigences logiques.

Premier point : les éléments essentiels de chacune de ces deux catégories doivent être strictement antithétiques aux éléments correspondants dans l’autre.

A priori, tout ce que l’on peut dire de la droite, c’est qu’elle est le contraire de la gauche. Plus concrètement, et pour en revenir à la genèse de la distinction, dans les premiers jours de la Révolution, si l’une est hostile aux pouvoirs du roi, l’autre y sera favorable ; si l’une, du côté de Sieyès, est égalitariste et niveleuse, l’autre, du côté de Burke, devra mettre en avant les différences et les hiérarchies ; si l’une se reconnaît dans l’idée de Progrès, l’autre en contestera le principe et en rappellera les dangers. L’une prône-t-elle la liberté abstraite et universelle, la liberté avec un L majuscule, l’autre défendra du coup les libertés concrètes, mais aussi la possibilité et la légitimité de la contrainte. Et si l’une et l’autre se réclament de la raison, c’est en lui donnant des sens opposés, la droite, contrairement à la gauche, refusant le rationnel au nom du raisonnable, faisant une large place aux traditions, voire aux préjugés, et contestant l’idée selon laquelle la Raison triomphante serait appelée, dans un avenir proche, à régner sans partage ni défaillance sur tous les hommes.

Second point : les éléments de chaque catégorie doivent constituer des ensembles cohérents. Ainsi, c’est parce que la gauche est fondamentalement optimiste, sur un plan historique et anthropologique, c’est parce qu’elle estime que l’homme est nécessairement voué à s’améliorer au cours de son histoire, qu’elle sera logiquement égalitariste (considérant que le progrès tend à réduire les inégalités issues d’un état initial de sauvagerie), évidemment démocrate (chaque individu, virtuellement égal aux autres, ayant le même droit de se gouverner et de refuser les ordres d’autrui), potentiellement libertaire (l’administration des choses devant succéder au gouvernement des hommes) et spontanément  internationaliste (la fraternité universelle unissant des individus libres et égaux devant finir par abolir les frontières anciennes et par se substituer aux nations en armes). Tout se tient. À l’inverse, la droite, dans sa forme pure, se présente comme un développement systématique autour d’une vision pessimiste de l’homme et de son histoire − antimoderne, attachée aux idées de tradition, de hiérarchie et d’autorité,  d’ordre naturel, de libertés plurielles et de civilisation, mais foncièrement sceptique sur la capacité de l’homme à atteindre la perfection. Une vision à laquelle fait écho la célèbre remarque de l’historien monarchiste Jacques Bainville, selon laquelle « rien n’a jamais vraiment bien marché ».

Dans chaque cas, la forme pure est donc celle qui correspond le plus exactement à l’essence de la droite ou de la gauche. Et c’est par rapport à ces formes pures, à ces archétypes, que, comme sur un prisme, se classent les versions moins complètes ou moins abouties. Quant à celles qui composent avec les principes ou les conséquences du système inverse, elles constituent le centre, lequel n’est que le lieu où les deux systèmes se rencontrent et s’équilibrent, ou plutôt, tentent désespérément de le faire.[/access]

*Photo : Keoki Seu.

Novembre 2012 . N°53

Article extrait du Magazine Causeur



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est né en 1964. Il est professeur de droit public à l’université Paris Descartes, où il enseigne le droit constitutionnel et s’intéresse tout particulièrement à l’histoire des idées et des mentalités. Après avoir travaillé sur l’utopie et l’idée de progrès (L’invention du progrès, CNRS éditions, 2010), il a publié une Histoire de la politesse (2006), une Histoire du snobisme (2008) et plus récemment, Une histoire des best-sellers (élu par la rédaction du magazine Lire Meilleur livre d’histoire littéraire de l’année 2011).

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