Depuis la fin des années soixante, depuis le délicat et subtil Spleen en Corrèze, Denis Tillinac nous donne à lire des romans à la fois mélancoliques, doucement désabusés, et hérissés de beaux éclats d’énergie. Tillinac, c’est un peu la mélancolie de Patrick Modiano avec l’énergie de Maurice Barrès. La nuit étoilée, en référence à la toile de Van Gogh poursuit dans cette veine d’une tristesse altière et digne.
Il nous invite à suivre trois personnages singuliers : Marcile Kalf, écrivain d’une érudition étonnante, Victor, son éditeur parisien, et Claire, maîtresse du premier et dont est follement amoureux le second. Ils ont allègrement dépassé les soixante ans; elle n’en a pas quarante, affiche une classe, une allure et un charme auxquels il est impossible de résister.
Le monde actuel n’est pas le leur. Ils se réfugient dans l’art, leur thébaïde. Ils croient en la Beauté. Claire, elle, croit aussi en Dieu. C’est sa force. Kalf y croit-il, en Dieu? À sa manière, certainement. Victor, dandy humble et désabusé, lui, croit en Claire. Et à son ami Kalf. Ils forment un trio improbable, vraiment décalé, c’est à dire sans cales, sans attaches, sans ancres.
Denis Tillinac nous fait entendre leurs voix, et découpe son roman avec les deux récits de Victor qui encerclent celui de Claire. Ils tentent, en fait, de cerner le personnage de Marcile Kalf. Victor raconte qu’il l’a déjà croisé avec Philippe Muray, qu’il rend parfois visite à Cioran, déambule dans les allées du Luxembourg avec Cossery, « cet écrivain égyptien hâve et squelettique, au cou de condor, usant lui aussi d’un fume-cigarette et que je voyais souvent attablé chez Lipp, toujours seul, le regard tourné vers l’intérieur« . Il confie que Marcille a connu Jean-Claude Pirotte, « un poète belge saturé de mélancolie qui vivait en Arbois dans le Jura mais venait parfois s’échouer dans les bars du Quartier latin, comme une mouette blessée s’abrite sous les anfractuosités d’une falaise« .
Lors de leurs pérégrinations, Marcile veut voir la tombe de Paul-Jean Toulet à Guéthary. Il va également assister à un match de rugby, affirme que son idole est Boniface, tout comme il voue un culte à d’Artagnan, Bob Morane, Quentin Durward, Anquetil et Kopa. Au fil des conversations se dévoilent les étranges relations qui unissent Claire à Marcile Kalf. Il est devenu son maître; elle est son esclave, ne s’en cache pas : « Soudain des vannes en moi s’ouvrent, comme si mon cœur se vidait de ses scories. Mon cœur, mon âme. Mon corps aussi, je me rejoins. Une évidence s’impose : Marcile est l’homme de ma vie. Depuis longtemps je n’étais heureuse qu’en sa présence. Heureuse et vraie : avec lui, pas de rôle, pas de frime, rien qu’une jeune femme paumée, encombrée de soi. Encombrée de ce moi que je traîne comme un boulet. » Et un peu plus loin, cette confidence de Claire : « Être… Oui, être son esclave. Le mot m’a surpris. Je l’ai retourné sous toutes ses facettes. Esclave! Quelle transgression plus absolue, dans ce monde où la femme « moderne » se gausse de sa « liberté », de son « autonomie »? Moderne, j’en présente les extérieurs puisque je dispose de mon argent et de mes jours à ma guise. En vue de quoi? De rien. Ma liberté, avec quoi rime-t-elle? Avec rien. Mon autonomie? La cage dorée de ce moi que j’ai fini par prendre en grippe. Autant que Marcile, je suis dans ce monde comme un taulard dans sa geôle. Autant que lui mais sans son génie, je m’évertue à en distendre les barreaux. Sans lui je n’en ai pas la force. »
Ce huis-clos sombre entre ces trois personnages désenchantés sonne si juste qu’il en devient poignant.
La nuit étoilée, Denis Tillinac, Plon
*Photo: BALTEL/SIPA. 00537318_000015.
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