Célébrer la Commune, pourquoi pas? Mais pourquoi le faire à la manière d’Arte avec « Les Damnés de la Commune » de Raphaël Meyssan, un film au kitsch indigent?
La Commune ne réussit pas à Arte. Il y a 20 ans, Peter Watkins accouchait douloureusement d’un film de près de 5 heures à leur intention, sobrement intitulé La Commune (Paris, 1871). Conçu tout au long d’un processus démocratique et participatif, des amateurs recrutés pour leurs affinités avec les deux camps (communards et versaillais) y pratiquaient une sorte de jeu de rôle immersif dans un hangar, filmés en noir et blanc. On en a gardé le souvenir de deux blocs de didactisme s’affrontant de loin, avec ces fameux effets anachroniques de micros tendus aux interviewés qu’affectionne Watkins, quelque siècle où l’on se trouve. La Commune, c’était ici et maintenant.
Roman graphique pour prime-time
En 2021, la Commune, c’est toujours ici et maintenant, commémoration oblige, mais Arte ne coche plus la case du réalisateur art-et-essai/engagé/de prestige avec une diffusion à l’avenant (de multiples dissensions entre Watkins et la production avaient abouti à une programmation nocturne, condamnant le film à une audience réduite). La Commune se doit d’être une locomotive tous publics en prime-time, et quoi de mieux qu’un bédéaste en poupe pour adapter son propre roman-graphique ?
Les Damnés de la Commune – trois tomes aux éditions Delcourt – est exclusivement constitué de gravures d’époque (dont on doute qu’elles aient été créées dans un but révolutionnaire) découpées et pensées en bandes-dessinées par un graphiste de profession, Raphaël Meyssan qui va se livrer à une enquête-introspection sur l’insurrection populaire. Celle-ci débute comme une rêverie contemporaine, on y quête un communard lapin blanc, Lavalette, et on tombe sur une Alice qui a bien existé, Victorine Brocher, communarde rescapée des massacres qui écrira plus tard ses mémoires au très beau titre, Souvenirs d’une morte-vivante.
Meyssan, qui a amassé une immense documentation, ne se cache pas d’avoir un point de vue partisan, et il est du côté des Communards, ce qui est fort louable.
Survol par un drone arthritique
Mais son adaptation en dessin animé pose des problèmes insolubles sur le fond et sur la forme. Prenons les gravures retenues dans la version filmique. D’un côté, des scènes de genre dramatiques avec harangues à la chaire, mouvement de foules, charges, blessés, massacres, dans un goût très second Empire. De l’autre, des vues de Paris, bâtiments, monuments, perspectives entrecoupées de cartes, un spectacle topographique avec lumières, effets de nuits, incendies, etc. La profondeur est toujours donnée par un élément mouvant : pluie, neige, flammes, balles traçantes, détonations au ralenti, alors qu’un zoom très lent pénètre ou se décale dans l’image. L’allure des mouvements de caméra est toujours la même, berçante, ronronnante. Les paysages urbains semblent ainsi survolés par un drone arthritique qui s’arrêterait net de fatigue.
La technique d’animation présentée comme un tour de force aboutit à un résultat vieillot et empesé, qui tient autant du diorama que du roman-photo et de la dramatique radio.
Il faut cinq minutes au film pour être en pilotage automatique, et dans l’incapacité de se dépasser plastiquement. Meyssan a bien la tentation peu probante d’énormes gros plans sur les hachures des visages aux moments les plus pathétiques mais, surprise, même grossi 50 fois, un réseau de hachures reste remarquablement peu expressif. Le rythme poussif qui en découle interdit toute progression, autrement que par l’incarnation vocale.
Vision simplificatrice et partiale
Projet porteur oblige, Meyssan a réuni de grands noms du cinéma et du théâtre, qui vont déterminer son axe : jouer l’identification du spectateur avec ce qu’il voit, par le biais d’une narratrice principale. Pour se faire, il se concentre sur Victorine dont on va suivre le destin tragique des débuts de la Commune jusqu’à la Semaine sanglante. Se produit un effet de loupe extrêmement simplificateur, parfois interrompu par des recadrages partiaux et sujets à caution. Adolphe Thiers est ainsi défini comme monarchiste, ce qui tendrait à le placer à l’extrême-droite politique, alors qu’il se situait en fait au centre-gauche de l’époque, quelque part dans le no man’s land qui va de François Hollande à Emmanuel Macron, si l’on convertit à nos réalités contemporaines.
Ce tour de passe-passe est signe d’une absence totale de mise en perspective historique, pour ne rien dire du nationalisme va-t-en-guerre des Communards à peine évoqué. Les insurgés sont plongés dans un présent resserré, sans perspective, à l’inverse des dégagements ouverts dans le Paris haussmannien. On a parfois l’impression d’être devant une sorte de Village d’Astérix pré-inclusif sans potion magique. Les passerelles avec notre époque sont lourdes, répétitives et volontiers synchrones avec le néo-féminisme atmosphérique (au sens que Kepel donne à cet adjectif pour qualifier le nouveau djihadisme).
On retrouve ainsi les mantras ânonnés qu’on entend partout des informations radio et télévisuelles aux fictions subventionnées par le CNC, des publicités aux réseaux sociaux, une sorte de bruit blanc de l’époque qui ne veut plus rien dire, et ne provoque plus qu’une immense lassitude. Le mari de Victorine boit, il la bat, elle travaille pour deux, est payée deux fois moins que les gardes nationaux, etc. Ce dernier point s’explique très certainement par la probabilité bien plus forte qu’ils ont de mourir au combat, mais le commentaire préfère laisser planer l’aile de corbeau du patriarcat systémique.
Optique tire-larmes
Négligeant l’Histoire, Meyssan privilégie la trajectoire individuelle de Victorine qu’il traite en mélodrame gluant de pathos. Il va jusqu’à faire mourir son premier mari au combat, alors que dans les faits, Victorine et lui se sont quittés après la Commune. « On entre dans un mort comme dans un moulin », disait Sartre, mais quand même, évitons d’empoisonner la farine pour faire joli ! Cette optique tire-larmes est parfaitement rendue par l’interprète de Victorine, Yolande Moreau, qui délivre toutes ses répliques d’une voix de petite fille sénile. Au mépris du bon sens le plus élémentaire, Meyssan fait jouer sa mère, ancienne révolutionnaire de 1848, par… Fanny Ardant. Ce qui nous vaut entre elles des échanges croquignolets où la Duchesse d’Alice semble s’adresser à sa bonne geignarde. Particularité insupportable des dialogues souvent constitués de slogans, ce ne sont que des phrases courtes.
Avec passage à la ligne.
A pratiquement chaque phrase.
Pour qu’on comprenne bien les trois mots qui se battent en duel.
Sans subordonnées.
(C’est trop compliqué)
La prime à l’émotion.
Avec viol et étripage à la fin.
Sous les yeux de Victorine, horrifiée.
(Parce qu’une femme violée, ça manquait)
Le bon goût bourgeois de notre époque
Autant dire qu’on ressort des Damnés de la Commune avec une féroce impression de kitsch indigent. On revoit même à la hausse le film de Watkins. Au moins, les deux camps y étaient envisagés, même si la dialectique grippait un peu. Ici, rien de tel, de l’embedded pataud sur fond d’images d’Epinal. Aucune ligne sur la Commune des écrivains de l’époque qui l’ont vécu de près ou de loin, aucune réflexion, aucune distance, du sentimentalisme, des violons et une manière de happy end. La faiblesse de la forme et du fond va jusqu’à contaminer l’image qu’on se fait de la Commune, très à la mode chez les Parisiens d’aujourd’hui qui ont chassé les pauvres, bien loin dans les banlieues.
On pourrait retourner à Meyssan la seconde moitié du compliment que Billy Wilder réservait au Journal d’Anne Frank (George Stevens, 1959) : « C’est bien, mais j’aurais aimé avoir le point de vue de l’adversaire. » Car Les Damnés de la Commune ne reflète au fond que le bon goût bourgeois de notre époque.
Nul.
Ou à peu près.
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