En 1970, le film « Les Choses de la vie » plongeait le public dans un trio amoureux
Avec les disparitions de Michel Piccoli et Jean-Loup Dabadie au printemps durant le confinement, les Français ont vu défiler leur histoire récente. Ils ont aimé revoir leur image fantasmée dans le rétroviseur du réalisateur Claude Sautet, retrouver le temps d’un film, cette pellicule d’élégance qui les habillait jadis. Ils ont oublié, durant quatre-vingt-dix minutes, les débats boueux et la laideur du spectacle permanent, cette cohorte des petits chefs sans classe et sans barrières qui occupent le devant de la scène médiatique.
L’incertitude amoureuse guidait nos pas
En mars 1970, les acteurs étaient beaux et conquérants, fragiles et sensuels, perdus et dignes, souples et charismatiques, excessifs et pudiques. Leur voix portait plus loin, leurs gestes amples dessinaient des caractères aux contours immenses, aux frontières inatteignables ; ils n’étaient pas encore comprimés dans une mécanique de répétition commerciale ; ils ne semblaient pas, comme trop souvent aujourd’hui, gesticuler dans un bocal où les sorties de route sont balisées, encadrées, amorties.
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Même leurs silences paraissaient plus intelligents et énigmatiques. Nous avons perdu cette autonomie d’action et de sentiments qui définissait autrefois les peuples libres. Une décennie plus tard, nous imitions, nous singions, nous errions dans un grand espace marchand. En 1970, paradoxalement nous n’étions pas soumis aux modes et aux injonctions futiles alors que l’ogre économique tournait à plein régime. L’incertitude amoureuse guidait nos pas. Le passé venait nous hanter, il n’avait pas décidé de nous laisser totalement en paix. Aussi, nous étions suffisamment malléables ou fous pour accepter, à nouveau, l’aventure à deux. Nous n’étions pas figés dans de vieux réflexes et terrifiés par le changement.
Les choses de la vie, entre écorchure et bien-être
Les hommes n’avaient pas complètement abdiqué le désir de vivre une existence pleine et entière. « Les Choses de la vie », Prix Louis-Delluc et en compétition officielle au Festival de Cannes, nous raconte en accéléré, et, par un découpage soyeux et violent, l’enchevêtrement de nos actes. Sautet dénoue l’inextricable ou comment un accident de voiture rebat la carte du tendre. Pourquoi ce film laisse-t-il dans nos esprits, cinquante ans plus tard, le sentiment ambivalent d’une écorchure et d’un bien-être ? À la fois cataplasme réconfortant et activateur de nos douleurs enfouies.
D’abord, il y a le roman court de Paul Guimard, l’ami d’un président florentin à la rose et d’Antoine Blondin, ce marin du couple, prévisionniste des tempêtes intérieures qui savait écrire les troubles. Puis Dabadie à la tapisserie des dialogues, Sarde à la mélodie déchirante, et des visages qui agissent comme des électrochocs, celui de Jean Bouise, de Dominique Zardi ou de Boby Lapointe au volant d’une bétaillère.
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On retrouve sa famille de pensée, cette patine d’une France bataillant entre émancipation et classicisme, cet entre-deux doucereux qui nous manque tant. Une voiture d’origine italienne, l’Alfa-Romeo Giulietta Sprint, grise de carrosserie, immatriculée 4483 VD 75 joue les funestes messagères sur une route de campagne. Ce qui rend ce film épidémiologiquement irrésistible pour la nuit des temps, c’est ce trio à la beauté aveuglante. Ces trois-là nous empêchent de respirer tellement nous sommes absorbés par leur toucher délicat, ces acteurs effleuraient les émotions avec un naturel désarmant. Piccoli, au centre des ébats, cigarette inamovible à la bouche, le charme secret d’une chemise blanche repassée et d’une barbe mal rasée, l’expression splendide du quadra qui s’interroge, qui voit sa maturité triomphante vaciller. Son chancellement est un bonheur de spectateur. Il nous a appris à nous comporter en société. Une leçon de maintien pour les masses ignorantes.
Les chemins piégeux de l’adolescence
Piccoli traçait un chemin piégeux pour tous les adolescents d’alors, il nous montrait cette voie étroite du style et du doute. De dos, les cheveux détachés, la peau polie par un rayon de soleil, Romy aimantait notre regard. Doucement, elle se retournait, pianotait à la machine, lunettes sur le nez et cet accent délicieusement coupant venait ponctuer son tapuscrit. Nous savions qu’une telle rencontre allait profondément modifier notre rapport aux femmes, bousculant notre imaginaire. Nous faisions le constat étrange que le désir pouvait se teinter de tristesse, qu’une intonation pouvait être plus érotique qu’une poitrine dénudée, que l’intensité se nichait dans une intimité jusqu’alors insoupçonnée. En surplomb et en peignoir éponge, Lea Massari scellait ce triangle lui insufflant une puissance charnelle et une sorte de retenue souveraine. Ce cinéma-là nous élevait.
Les Choses de la vie, film de Claude Sautet, 1970.