C’est sous le patronage de Paul Nizan que Gilles Balbastre et Yannick Kergoat ont placé leur documentaire Les Nouveaux Chiens de garde, adapté de l’essai de Serge Halimi. Dans les années 1930, en rupture de ban avec ses anciens parrains universitaires, le jeune Nizan, brillant normalien communiste, avait lancé cet uppercut littéraire qui rapprochait le pamphlet de l’art de la boxe et dénonçait la domination d’une pensée bourgeoise sur la philosophie de son temps. Quant à Serge Halimi, en 1997, son essai, écrit dans la colère suscitée par le traitement médiatique des grandes grèves de l’hiver 95, avait connu un incroyable succès de bouche à oreille malgré une omerta sans faille. Et pour cause ! Il ouvrait la voie à une critique radicale de quelques grands barons des médias, cumulant les éditoriaux dans les journaux et les émissions de débat à la télé ou à la radio pour y délivrer la même vulgate européenne et libérale, présentée comme allant de soi tout en refusant la présence de voix discordantes, de gauche comme de droite.
Soixante-dix ans après Nizan et tout en se souvenant du travail de Serge Halimi, Balbastre et Kergoat retrouvent en face d’eux, en 2012, les mêmes légionnaires idéologiques. Ils sont là depuis bien longtemps d’ailleurs, pour certains d’entre eux qui arbitraient déjà les débats de second tour aux présidentielles de…74 ! Comme César imposait l’ordre romain en Gaule, ils se battent pour rendre aimable un ordre mondial capitaliste au nom du « toujours plus ». Toujours plus de travail, de sacrifices à consentir pour garantir la sacrosainte croissance et les dividendes à deux chiffres pour fonds de pension américains gloutons. Toujours plus de dérégulation du marché du travail, de précarité, synonyme de flexibilité pour que le chômage endémique laisse place à d’idylliques petits boulots mal payés, comme ces emplois jeune inventés par Martine Aubry et dont les libellés surréalistes faisaient tant rire Philippe Muray.
D’inspiration franchement populiste, au sens noble du terme, Les Nouveaux Chiens de garde brocarde sans vergogne ces nouveaux clercs que sont les Michel Godet, Alain Minc, Daniel Cohen. Il faut voir, par exemple, les extraits de l’émission d’Alain Minc sur Direct 8 qui jusqu’à l’été 2008 ne cesse de vanter la « plasticité » d’un système financier qui ne risque rien, avec la certitude d’un Gamelin sur la ligne Maginot à la veille de la percée de Sedan et de l’effondrement de l’armée française. Le parcours d’un Michel Field, aussi, résume à lui seul le drame de la génération 68 passée de la défense de la lutte armée trotskiste à l’animation de « ménages » pour le compte de l’UMP avec Arnaud Lagardère en guest star venue vendre le « oui » au référendum sur le Traité Constitutionnel Européen en 2005.
Balbastre et Kergoat entrent ici dans le vif du sujet : la collusion flagrante (mais très peu assumée, notamment par les média « de gauche ») entre intérêts économiques et travail journalistique. Cela représente une piste de réflexion bien plus intéressante et prolifique que les coups de fils de l’Elysée aux journalistes, quoiqu’en dise l’intermittent de l’indignation Edwy Plenel !
Toutes tendances confondues, la réalité est cruelle : pas un seul journal d’influence nationale n’échappe au contrôle des grands groupes. Tout ce joli petit monde médiatico-financier se retrouve une fois par mois au dîner du Siècle, cet événement très privé où la France d’en haut célèbre les valeurs triomphantes de la démocratie de marché (la modernité, l’ouverture à la mondialisation, les bons sentiments qui pavent l’enfer droit de l’hommiste).
D’un collaborateur de Bertrand Delanoë à un patron de presse « de gauche » en passant par quelques grands manitous assumés de la pensée libérale, auxquels on accordera au moins le mérite de la cohérence, Le Siècle apparaît comme le symbole caricatural d’une époque. En cela, il alimente les fantasmes les plus complotistes, auxquels Les Nouveaux Chiens de garde ne sacrifie jamais. Bien sûr, d’aucuns nous objecteront que la propriété industrielle de la presse garantit sa puissance et donc sa survie, ou encore que nous sommes de vilains conspirationnistes en mal de boucs émissaires à rhabiller pour l’hiver.
Halte là ! Sans noircir le tableau, concédons que « l’économie n’explique pas tout » mais que « rien ne s’explique sans elle » comme l’indique justement un critique des médias interrogé dans le film. Au milieu de ce cénacle, Frédéric Lordon souligne l’aisance avec laquelle on se conforme au modèle dominant, par adhésion idéologique ou opportunisme carriériste – si tant est que cette distinction ait encore lieu d’être dans un monde gouverné par l’utilité et l’intérêt…
En l’absence de société secrète en charge de la défense du catéchisme capitaliste, la responsabilité est partagée par les lecteurs et les auditeurs des propagandistes des valeurs marchandes, c’est-à-dire vous et moi. Si, à rebours de ce qu’affirme un intervenant du film, l’alternative pour un jeune journaliste n’est ni « de se coucher » devant les puissances d’argent ni d’enterrer sa carrière, la réponse aux Nouveaux Chiens de Garde se situe peut-être dans le soutien à la petite presse d’opinion. Chiche !
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