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Malraux, De Gaulle et la France

André Malraux, "Les chênes qu’on abat…" (Gallimard, 1971)


Pascal Louvrier rappelle que De Gaulle représente bien plus que des récupérations politiques de circonstance. Il a relu Malraux et Les chênes qu’on abat, bilan mélancolique de la geste gaullienne.


La campagne électorale met un nom sur toutes les lèvres : de Gaulle. Eric Zemmour le cite en permanence. C’est sa référence. Il arrive même à Marine le Pen, fille d’un militaire et d’un homme politique qui a combattu le Général avec une détermination inébranlable, de faire référence à l’homme du 18 juin, celui qui poursuivit le combat contre le défaitisme et sauva l’honneur de la France.

Après la défaite de 69

Dans ma bibliothèque, j’ai retrouvé le livre d’André Malraux, Les chênes qu’on abat…, titre emprunté à Victor Hugo. Il a paru chez Gallimard, en 1971, dans la collection Blanche. L’édition Folio est introuvable. Ça rend l’ouvrage encore plus précieux. Malraux rend visite au général de Gaulle retiré à Colombey. Je ne sais pas aujourd’hui quel écrivain, ancien ministre de la Culture, serait invité à l’Élysée pour évoquer la France et son destin. Je ne sais pas si le président Macron aurait la patience de répondre à des questions où l’on cite Napoléon, Chateaubriand, Alexandre, saint Bernard, Jeanne d’Arc, Dostoïevski. Je ne sais pas si la réflexion sur le pouvoir, la grandeur, le destin, l’écriture, la mort, l’enthousiasmerait devant un rôti qui succède aux soles, servi avec un Bordeaux admirable. Ou plutôt je ne pressens que trop la réponse.

De Gaulle avait décidé d’un référendum sur la réforme du sénat et la régionalisation. Si le non l’emportait, il prendrait la décision de quitter immédiatement ses fonctions. Le non l’a emporté à 52,41%. Il est parti le 28 avril 1969. La noblesse d’âme ne s’apprend pas. Bien sûr, il en avait assez des combines politiques. Madame de Gaulle, tante Yvonne, s’était confiée à Jacques Foccart : « Il me dit souvent : ‘’ Ah ! tout cela me barbe. » Version synthétique et triviale de la tirade d’Hamlet : « Combien le train du monde me semble lassant, insipide, banal et stérile ! » Était-ce l’usure, le dépit, l’envie de se consacrer à l’écriture avant de disparaître ? Une forme de suicide avec cette consultation populaire alors que de l’aveu même du Général, il ne « sentait » plus les Français ?

Malraux pense que de Gaulle appelle Français « ceux qui veulent que la France ne meure pas. » Combien sont-ils aujourd’hui?

À Michel Debré, il confie : « Nous avons chassé les Allemands. Nous avons résisté aux Anglo-Saxons. Nous avons réduit les communistes. Nous avons empêché l’OAS de détruire la République. Nous avons redressé la France. Nous n’avons jamais pu venir à bout de Vichy. C’est lui qui nous a battus. » Comme si la parenthèse du pétainisme était l’expression de cette partie de la France masochiste, devenue au fil des décennies, majoritaire.

Georges Pompidou est élu le 15 juin 1969 président de la République par 58,2% des suffrages contre 41,8% au centriste Alain Poher, un score qui fait doit faire rêver les candidats à la présidentielle de 2022. De Gaulle se rend en Irlande, retrouver de lointaines racines familiales. Dans sa malle, le Mémorial de Sainte-Hélène de Las Cases et les Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand. Il est face à lui-même au milieu de l’âpre nature. Longue silhouette à la Giacometti dans un manteau sombre, canne à la main, marchant sur la plage de Derrynane, balayée par le vent d’ouest. L’image fera le tour du monde. Plus fort, pour la postérité, qu’une page inspirée des Mémoires de guerre.

Un déjeuner en décembre

André Malraux est donc convié à un déjeuner le jeudi 11 décembre 1969. La plaine est recouverte de neige. C’est un héros de l’Histoire face à un grand écrivain qui a connu la guerre – ne jamais l’oublier. Alexandre face à Aristote, Napoléon face à Goethe, Chateaubriand face à Charles X. Il faut que la mémoire retienne ce dialogue d’exception. Voltaire a oublié la conversation de Frédéric II comme Diderot celle de Catherine II.

L’auteur de La Condition humaine s’entretient d’abord dans le bureau du Général. Pas plus d’une demi-heure diront plus tard les fâcheux. Malraux, avec le style qui le caractérise, précis et lyrique (comme les voix lyriques de radio Londres), décrit le chef de la France libre. « Je redécouvre, en lui serrant la main, combien les mains de cet homme encore si grand sont petites et fines. » Ce compagnon d’armes de l’homme du 18 juin se souvient de 1958, au cœur de la décomposition de la France, et des mots du Général : « Il faut savoir si les Français veulent refaire la France, ou se coucher. Je ne le ferai pas sans eux. » Rien de nouveau sous le soleil. Reste à savoir si le peuple aime encore charnellement la France. L’écrivain regarde l’homme d’État. « Il est seul, puissamment courbé, devant la neige qui couvre l’étendue déserte. » De Gaulle parle : « J’ai eu un contrat avec la France… » Il précise, et c’est important : « La France, et non les Français. » La mémoire de Malraux enregistre. Il sait que l’entrevue est historique. Tout ce qu’a vécu l’écrivain est historique. Lui-même avec son discours prononcé lors de la translation des cendres de Jean Moulin au Panthéon, phrases incantatoires, regard halluciné, diction de possédé, incarne l’Histoire. De Gaulle continue de parler, de soliloquer en fait. Nous côtoyons les cimes, l’air se raréfie. Malraux pense que de Gaulle appelle Français « ceux qui veulent que la France ne meure pas. » Combien sont-ils aujourd’hui ? Le Général évoque la justice sociale, le niveau de vie, son idée de participation pour accompagner le passage de la société agricole à la société industrielle. Il dit, avec tristesse : « Et vous savez bien que la France, en votant contre moi, n’a pas écarté les régions, le sénat, et ainsi de suite : elle a écarté ce que symbolisait la participation. J’ai dit ce que j’avais à dire. Mais le jeu était joué. » En disant non au Général, les Français ont tourné le dos à la grandeur, ce « chemin vers quelque chose qu’on ne connaît pas. ». Et cette grandeur nourrissait le destin d’un peuple. Il faut parfois agir contre la majorité des Français. Il faut oser avoir raison contre tous. En 1940, de Gaulle avait raison contre tous. C’est la définition même de la résistance.

Le repas est servi. La conversation se poursuit. Il est question de la mort, de la religion, de Rome, du pouvoir, des femmes, du phénomène de cristallisation, de la visite de Bardot à l’Élysée, des chats, des crabes mous, des arbres… C’est passionnant, jamais banal. Avant de s’asseoir à la table, de Gaulle a regardé par la fenêtre le cimetière de Colombey que l’on ne voit pas de son bureau. Malraux suppose qu’il pense à sa fille Anne, enterrée là-haut. Jamais il ne l’a évoquée avec Malraux. À Londres, elle était avec lui. Elle était née trisomique et mourut à vingt ans. « La mort de ceux que l’on aimait, dit le Général, on y pense, après un certain temps, avec une inexplicable douceur. »

Lorsque l’écrivain ment, c’est pour éclairer la vérité

Le déjeuner s’achève avant 15 heures. Malraux indique que le général lui aurait montré « les premières étoiles, dans un grand trou du ciel. » De Gaulle aurait ajouté : « Elles me confirment l’insignifiance des choses. » Cette phrase est en réalité empruntée aux Mémoires de guerre. Les fâcheux continuent de traquer les approximations, voire les « erreurs » de l’écrivain. L’essentiel est ailleurs : Malraux a rendu visite à de Gaulle, le jeudi 11 décembre 1969. Il a probablement théâtralisé sa rencontre. Peut-être a-t-il un peu menti. Mais lorsque l’écrivain ment, c’est pour éclairer la vérité. C’est son privilège exorbitant. L’esprit du Général n’a pas été trahi, au contraire. Malraux a signé un livre puissant. Et puis ne disait-il pas que seul ce qui est légendaire est vrai ?

De Gaulle meurt le 9 novembre 1970 d’une rupture d’anévrisme. À Malraux, il avait confié : « Je mourrai assassiné ou foudroyé. » De son côté, Yvonne de Gaulle a précisé qu’il était « miné par le chagrin » depuis le non au référendum et que la mort avait été une délivrance.

Le Général avait dit à l’auteur de L’espoir que « La France a été l’âme de la chrétienté ; disons, aujourd’hui, de la civilisation européenne. J’ai tout fait pour la ressusciter. » Le nihilisme gagne du terrain comme l’océan ronge le rivage. La mondialisation horizontale détruit méthodiquement les racines millénaires de la France, sa langue, sa culture, sa foi. Bientôt nous nous regarderons dans le miroir des Limbes. Et quelques-uns d’entre nous, un verre de Chivas à la main, murmureront : « Dieu a été détruit. L’homme ne trouve que la mort. »

André Malraux, Les chênes qu’on abat…, Gallimard, 1971.

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Pascal Louvrier est écrivain. Dernier ouvrage paru: « Philippe Sollers entre les lignes. » Le Passeur Editeur.

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