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Les bourreaux côté jardin

« La Zone d’intérêt » de Jonathan Glazer, en salles le 31 janvier


Les bourreaux côté jardin
"La Zone d'intérêt", un film de Jonathan Glazer avec Sandra Huller et Christian Friedel. © BAC FILMS

De Nuit et Brouillard d’Alain Resnais (1956) à La Conférence de Matti Geschonneck (2022), en passant par La Liste de Schindler (Steven Spielberg, 1993), La vie est belle (Roberto Benigni, 1997) ou encore Le Fils de Saul (Laszlo Nemes, 2015), la représentation de la Shoah sur grand écran s’est toujours révélée ultrasensible et pour le moins controversée. Le réalisateur plasticien-expérimentateur britannique Jonathan Glazer (déjà auteur des fort stimulants Sexy Beast, Birth et Under the Skin) nous propose une nouvelle version « intimiste » et réaliste/ naturaliste qui ne pourra laisser personne indifférent. Grand Prix du Jury à Cannes cette année.


Autant le dire tout net : si vous souhaitez sortir de votre zone de confort, alors il faut prestement courir découvrir sur grand écran ce très perturbant et asphyxiant « Zone d’intérêt » que l’on doit à un auteur inclassable, Jonathan Glazer. Le titre tout d’abord, terrible, bureaucratique, mécanique, impersonnel, glacial, monstrueux, évoque l’expression consacrée par les SS afin de décrire le périmètre de 40 kms carrés entourant le camp de concentration (en fait d’extermination) d’Auschwitz-Birkenau, situé dans la province de Silésie (Pologne actuelle) et habité par les officiers nazis et leurs familles.

Ce film irrespirable se concentre plus spécifiquement sur la vie familiale et quotidienne de Rudolf Höss, officier SS et commandant du plus vaste complexe du système concentrationnaire nazi, du 1er mai 1940 au 1er décembre 1943, puis de nouveau entre mai et septembre 1944, période durant laquelle la déportation massive des Juifs polonais et hongrois a porté la machine de mort à son efficacité maximale, via notamment l’utilisation du Zyklon B (élément non abordé toutefois ici).

Hors-champ de l’indicible

À rebours de ce que l’on pourrait attendre (ou craindre), Glazer opte intelligemment pour un hors-champ systématique qui se révèle finalement hyper désarçonnant et « malaisant » pour le spectateur. Par le choix mathématique et scientifique de ses cadrages, ses angles, ses profondeurs de champ, ses focales, il laisse en permanence sourdre l’horreur par-delà les murs et les enceintes de cette maison familiale fort banale, petit coin de paradis protégé et barricadé abritant jardin luxuriant, serre végétale bien fournie et piscine estivale. Ce qui contribue à faire le petit bonheur de M. Höss (incarné par l’excellent Christian Friedel, remarqué chez Haneke avec Le Ruban blanc), sa femme Hedwig (fantastique Sandra Hüller, confirmant la palette de ses talents après le palmé Anatomie d’une chute) ainsi que leur tribu composée de cinq têtes blondes afin de se conformer aux directives du Führer dans l’optique de l’expansion vers l’Est (concept du « Lebensraum », espace vital) par la force démographique et militaire.

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Si le film commence comme une chronique sociale bucolique au cœur d’un paysage campagnard avec notre « sympathique » famille se baignant dans les eaux vives d’une rivière, la bande-son devient vite fracturée, désynchronisée, saturée, stridente, industrielle, laissant bientôt s’échapper au loin des bruits sourds et angoissants évoquant concomitamment des râles, des cris, des tirs de fusil, des aboiements de chiens et surtout des fumées et des feux crachées par des cheminées que l’on devine industrielles et fonctionnant sans répit jour et nuit dans le cadre de la stricte application de la « solution finale »…

Le génie de Glazer est d’avoir parsemé son cauchemar pelliculé de références subliminales à la mythologie des contes de fées d’origine nordique et germanique comme Hansel et Gretel des frères Grimm. Chaque soir, le bon commandant zélé Rudolf lit à sa jeune fille quelques extraits de ce conte merveilleux du XIXe siècle, permettant à la petite Gretel de prendre vie dans les songes enfantins et d’investir le site concentrationnaire maudit afin de tenter de récupérer des pierres au pied des monticules de cendres encore chaudes… suite aux crémations de masse. Difficile de faire plus glauque et suffocant…

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Plus globalement, le contraste est saisissant entre les magnifiques plans de nature, de fleurs en éclosion, du bourdonnement des insectes, du chant des oiseaux, des hennissements de chevaux, de l’écoulement des cours d’eaux et d’autre part, l’évocation par bribes, par sons, par touches impressionnistes de l’horreur la plus noire à quelques centaines de mètres.

Banalité du Mal

M. Höss apparaît comme un officier-modèle et besogneux, obsédé par la recherche d’un meilleur rendement de ses « fours » afin de se faire remarquer et apprécier par sa hiérarchie à l’instar de n’importe quel employé « corporate » d’une entreprise publique ou privée. Il incarne parfaitement ce qu’Hannah Arendt nommait la « banalité du mal » dans son fameux livre Eichmann à Jérusalem : Rapport sur la banalité du mal, publié en 1963 suite à la couverture journalistique en Israël du procès du principal responsable de la logistique de la « solution finale ». Des hommes méticuleux et méthodiques, soucieux de donner le meilleur d’eux-mêmes dans l’accomplissement des objectifs fixés par le Reichsführer au nom de l’Etat, du peuple et de la race, sans aucun état d’âme ni aucune considération éthique… « au-delà de toute humanité » selon notre référentiel judéo-chrétien.

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Et que dire de Mme Höss ? Ses journées sont partagées entre l’éducation des enfants et l’entretien de sa petite propriété, bien aidée par des « servantes » d’origine juive sur lesquelles pèse en permanence la menace d’être renvoyées de l’autre côté du mur… Malaise lorsque l’on voit Madame se regarder dans la glace de sa chambre essayer un manteau de fourrure vraisemblablement arraché à une suppliciée juive, susurrer à son mari sur l’oreiller son désir de retourner en vacances en Italie pour une balnéothérapie ou encore causer avec ses voisines des différentes variétés de fleurs qu’elle s’enorgueillit d’avoir réussi à faire pousser dans son jardin édénique… Un Éden totalement artificiel et hallucinant jouxtant un Enfer bien réel, matérialisé par ce grand Moloch industriel engloutissant les pauvres âmes non-aryennes tout en éructant les flammes d’un véritable Pandémonium qui était prévu pour durer « 1000 ans » ! Au final, un grand film, pour la Mémoire, aux partis pris esthétiques radicaux, afin de ne jamais oublier l’indicible ni l’unicité de cette « catastrophe absolue ».

Bac Films

Restent ces dernières images très étranges et perturbantes, montrant des femmes d’entretien de notre époque actuelle reproduire mécaniquement et quotidiennement les mêmes gestes de nettoyage « sans état d’âme » sur les vitres abritant et mettant en évidence les chaussures et effets personnels des juifs récupérés à la Libération des camps ainsi que l’entretien des différentes pièces des fours crématoires avant l’arrivée des visiteurs et des touristes sur un site classé au Patrimoine Mondial de l’Humanité… En conclusion, une expérience « extrême » de laquelle on ressort forcément broyé avec un goût de cendres dans la bouche…

En salles mercredi 31 janvier 2024

Eichmann à Jérusalem

Price: 12,40 €

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