Pour satisfaire aux exigences des sponsors des J.O., la ville de Paris souhaite démonter les boîtes des bouquinistes le long de la Seine. Pour le comédien Philippe Caubère, c’est une atteinte inadmissible à l’âme de notre capitale.
Lisant – et non « relisant », soyons franc… – la seconde partie du Miroir des limbes, dont la première sont les Antimémoires, je tombe sur ces mots d’André Malraux : « De Chardin jusqu’à Picasso, tous les grands peintres, comme ils allaient jadis à Rome, sont venus à Paris. J’entends mon discours d’inauguration de la première Biennale : “Auprès d’un fleuve que bordent les boîtes des bouquinistes et les marchands d’oiseaux, dans cette ville où la peinture pousse entre les pavés”… » Comment ne pas penser à ce qui se prépare comme nouvelle entreprise de destruction et d’humiliation de la ville de Paris ? La seule qui compte et qui nous intéresse : celle du peuple, des peintres, des poètes et de sa légende.
Au profit de Jeux olympiques dont l’intérêt principal pour les Parisiens sera de pouvoir louer leur appartement à des prix astronomiques, ce qui n’est, d’ailleurs, pas si mal pour eux, mais bien loin de l’évocation de Malraux. Les pavés et les oiseaux, déjà, c’est fini ! Il ne manquait plus que les boîtes des bouquinistes. Ces librairies populaires où tout un chacun, riche ou pauvre, pouvait et peut encore trouver, à des prix défiant toute logique commerciale, toutes les œuvres de l’esprit, de la science et de la poésie. On dira bien sûr que ma réflexion tient du passéisme, de la nostalgie, du « c’était mieux avant ». Et l’on aura raison. En ce temps, peinture et littérature n’étaient pas réservées aux seuls – admirables ! – musées et bibliothèques, et l’art restait encore cette religion sauvage et ingérable, la seule vraiment respectable ; en tout cas : intouchable. En ce temps, la Culture n’était encore qu’un mot d’ordre inventé par le ministre pour y créer des « Maisons » chargées de la protéger et de la conserver, afin de laisser l’art, le vrai, « pousser entre les pavés ». Ouais, c’était mieux alors. Paris voyait visiteurs, étudiants, artistes et révoltés accourir de tout le pays, du monde entier, pour y chercher, fous d’espérance, la clef des songes et le lieu des idées. Il n’en reste aujourd’hui que des images effacées, surannées. Des photos, des films, des récits. Des « séries ». Vestiges et traces d’un continent englouti, d’un temps perdu, presque oublié. Et pourtant…Non. C’est pas vrai. Ce Paris-là existe et respire encore, refuse de crever. Il squatte de toutes ses forces la mémoire collective, surtout celle de ceux qui ne l’ont pas connu, mais l’ont rêvé, imaginé et choisi.
A lire aussi: Le fleuve Moix
Il est terrible que nulle autorité municipale ou nationale ne voie ce qu’il y a de force morbide et négative dans ce geste misérable. Dans cet affront commis contre l’âme de cette ville si chantée, si aimée ; à la place de laquelle on va vendre à la planète un « Paris » faux, prétentieux, fabriqué pour satisfaire les goûts de la pire populace : celles des riches. Des nouveaux en particulier. Qui seuls auront accès à ces quais débarrassés de leur histoire pour leur permettre de voir passer sur le fleuve de Guillaume Apollinaire les laideurs et vulgarités propres à ce genre d’« événement ». Je ne parle pas du spectacle sportif, antique, extraordinaire, que nous regarderons tous à la télévision, mais de cette « cérémonie » d’ouverture, prestation fatalement clinquante, vaniteuse, ultra-nationaliste, dont on entend déjà les commentaires : Génial ! Fabuleux ! Exceptionnel ! On est les meilleurs !
Tandis qu’aux poubelles, les vraies, comme celles de l’histoire, on balancera les boîtes en bois des bouquinistes, ce petit grand symbole de ce qui faisait, fait encore et fera toujours la vérité de Paris : sa poésie. Et j’ajouterai : sa modestie.