Disons-le : la chorégraphie de Jean-Christophe Maillot créée pour les Ballets de Monte-Carlo, Vers un Pays Sage est un chef-d’œuvre. Ou pour le moins, son chef-d’œuvre !
À quoi reconnaître un chef-d’œuvre ? Ici, à la beauté sereine, à la lumière qui s’en dégage, au style racé, à la virtuosité raffinée de l’écriture, à ce sentiment de plénitude, d’accomplissement qui l’accompagne. Au temps aussi : créé il y a bientôt trois décennies, « Vers un Pays Sage », de Jean-Christophe Maillot, est toujours aussi envoûtant, toujours aussi surprenant, toujours aussi moderne. Les œuvres fortes ne vieillissent pas. Sur des pages magnifiques du musicien américain John Adams, « Fearful Symmetries », qui sont comme un fabuleux tremplin pour qui sait y répondre chorégraphiquement, et tout en rendant hommage à son père qui était peintre, Maillot a composé un poème épique qui entraîne les magnifiques danseurs des Ballets de Monte-Carlo dans une aventure qu’on redécouvre avec émerveillement. Car tout y est beau, et les lumières changeantes de Dominique Drillot, auteur d’un rose rare sur les scènes théâtrales, ne font qu’exalter l’éclat de la pièce.
Art Déco
Il y a quelque chose de balanchinien dans cette composition qui rappelle l’esprit Art Déco dans certaines attitudes des danseurs, reflets fugitifs de la sculpture des Années 30. Et cette énergie qui fouette les interprètes recèle quelque chose d’affolant.
C’est avec « Vers un Pays Sage » que les Ballets de Monte-Carlo, programmés en févier 2025 au Théâtre de la Ville, briseront l’ostracisme auquel ils se sont heurtés à Paris depuis leur création. En quatre décennies, cette compagnie qui se range parmi les meilleures d’Europe et qui a cent fois peut-être fait le tour du monde, ne s’est produite qu’à deux ou trois reprises dans la capitale. Et il serait éloquent d’analyser les causes inavouées de ce dédain dans les milieux culturels parisiens où l’on vous appréhende souvent en fonction de votre provenance plus que de vos qualités propres. Un dédain auquel la réputation fâcheuse de la Principauté doit sans doute beaucoup. Sans compter la suspicion que suscite toute velléité d’excellence à une époque où règne cette tendance à la désinvolture et à l’absence de talent qu’on flatte du terme de « liberté d’expression ».
A lire aussi : Encadrons le sport!
Le plus étonnant dans cette invitation si tardive au Théâtre de la Ville, c’est que c’est probablement pour une tout autre raison qu’elle survient. Pour une pièce, également au programme, de la chorégraphe israélienne Sharon Eyal, laquelle a le vent en poupe sur les scènes branchées. Une pièce, « Autodance », où les lumineux interprètes de « Vers un Pays Sage » sont métamorphosés en créatures souffreteuses, racornies, scrofuleuses, contournant frénétiquement un espace noir comme autant de cafards grouillant autour d’un gouffre. Consternant !
765 contrats
Sous la conduite de Jean-Christophe Maillot (qui, depuis 1993, a signé 765 contrats de danseurs pour sa troupe), et avec le ferme soutien de Caroline de Hanovre, leur fondatrice, sœur ainée du chef omnipotent de la firme Monaco, les Ballets de Monte-Carlo se sont fait une place considérable dans la minuscule, mais richissime principauté.
Si la troupe donne annuellement 25 représentations à Monaco, à l’Opéra parfois, mais surtout dans une salle moderne de plus de 1800 places du Forum Grimaldi, drainant un public d’amateurs venu de France ou d’Italie (attiré par des billets allant de 5 à 35 euros – comprenant le parking gratuit !), elle fait aussi office d’ambassadrice au cours d’innombrables tournées effectuées à travers le monde. Une cinquantaine de spectacles sont donnés sur tous les continents, des Amériques à l’Australie en passant par la Chine, inépuisable réserve de public épris de « romantisme » à l’occidentale.
A lire aussi : Vous pensiez en avoir fini avec Eddy Bellegueule?
Ces tournées sont essentielles à la brève carrière des danseurs mais elles coûtent de plus en plus cher en transport et en logement, quand les salles qui reçoivent la compagnie voient leurs budgets rétrécir. Naguère, elles rapportaient de l’argent. Aujourd’hui, parvenir à équilibrer leur budget est difficile. Et l’impossible survol des zones de guerre a fait bondir de 130 000 euros les coûts d’un voyage à destination du Japon. Pour ne rien dire de ceux du fret ou des complications administratives pour obtenir des visas pour une troupe aux multiples nationalités. Ou encore de l’écroulement du pont de Baltimore qui a bloqué le navire qui transportait costumes et décors d’une production d’abord donnée à Los Angeles et bientôt programmée à Ludwigsburg, en Wurtemberg !
Une nuit de débauche
À Monaco même, ces Ballets de Monte-Carlo sont un paradoxe. Sur ce territoire où tout paraît frelaté, artificiel, et où l’on sacrifie avant toute chose et non sans ostentation au veau d’or, ils sont un foyer de création, d’engagement artistique, de travail intense, de valeurs authentiques et de démocratisation. En témoignent un répertoire parfois audacieux, servi au gré des réussites ou de quelques échecs par une compagnie éblouissante, mais aussi ces « F(ê)aites de la Danse », manifestation biennale gratuite, la seule dans ce genre dans une zone où tout s’achète au prix fort, et qui accueille des dizaines de milliers de personnes pour danser sous toutes les formes imaginables durant 24 heures sur la place du Casino et dans les bâtiments adjacents.
A lire aussi, du même auteur: «Sweet Mambo», ou la grandeur des danseurs
Entretenir une compagnie d’une cinquantaine de sujets choisis avec un soin extrême et encadrés par vingt-cinq personnes (dont beaucoup sont d’anciens danseurs) nécessite un budget conséquent. Un peu plus de 14 millions d’euros de subventions de l’État monégasque, une contribution de 2,5 millions de la Société des Bains de mer et 4,1 millions de recettes. 20,8 millions en un mot. Ce qui est sûr, c’est que les sommes allouées aux Ballets de Monte-Carlo sont un investissement de premier ordre pour la principauté. Moins polluants que les courses d’automobiles qui la sillonnent ou les innombrables tours qui la défigurent, ils véhiculent une image d’excellence et un rayonnement inespéré pour ce petit territoire abonné aux faits divers et aux scandales people. Les Ballets, l’Opéra, l’Orchestre de Monte-Carlo, les festivals, mais encore les expositions font de cette ville capitale un ensemble fastueux.
Ballets de Monte-Carlo, du 28 février au 5 mars 2025. Théâtre de la Ville, Paris
En septembre 2024, les éditions Gallimard publieront Danse en festin, recueil de textes d’artistes (chorégraphes, compositeurs, écrivains, scénographes etc.) qui ont collaboré avec les Ballets de Monte-Carlo.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !