Les Apparitions, fragments d’autobiographie d’un écrivain culte
Jean-Jacques Schuhl est un écrivain rare. Depuis Rose poussière, en 1972, il éparpille ici et là des textes essentiels lus par quelques happy few, qui forment une sorte de club discret et silencieux. Son Goncourt en 2000, Ingrid Caven, a à peine modifié ce statut spécial. Il demeure une sorte de dandy des lettres, toujours dissimulant sa longue silhouette élancée dans les recoins des dernières fêtes.Mais l’homme a ses obsessions artistiques, cultivées avec persévérance, qui vont d’ailleurs de pair avec sa vie. Schuhl sait se donner le temps de les exploiter dans ses livres, au fil d’un désœuvrement de principe, dont Les Apparitions, son nouveau et bref roman, qui sort en ce moment, apportent quelques clefs originales.
La poésie du réel
Comme dans un récit d’André Breton, Schuhl entreprend de nous narrer sa propre existence, dans son « immédiateté » la plus simple. Il constate sa ressemblance avec l’autoportrait de Dürer, et son imagination le travaille : « Il m’arrive de m’apercevoir ailleurs que dans un morceau d’aluminium, au coin d’une rue, par exemple, ou dans un bar, c’est moi et c’est un étranger. » Par sa manière subtile de passer du coq à l’âne, Schuhl nous donne ainsi l’impression de la plus parfaite improvisation. Son lecteur a la sensation de revivre en même temps que lui les méandres de ce qui lui arrive. Comme le lui dira plus tard une femme médecin : « Vous êtes écrivain, et avec votre imaginaire le facteur personnel singulier est plus important ». Schuhl, en somme, ne vit pas une vie normale, mais la poésie du réel.
Ainsi, lorsqu’il tombe malade d’une violente hémorragie interne, et qu’il sera hospitalisé, son esprit va se mettre à fonctionner d’une manière accélérée. La transfusion sanguine qu’on lui fait subir, lui évoque d’abord des histoires de vampires, mais surtout des analogies directes avec l’écriture. D’où des remarques comme celle-ci : « J’avais toujours cherché, j’y suis parfois parvenu, à écrire avec l’encre des autres, par transfusion du style… »
Des images inquiétantes
L’hospitalisation traînant en longueur, et une perte d’oxygène dans le cerveau survenant, Schuhl éprouve alors ce qu’il appelle des « apparitions », c’est-à-dire des visions qu’il pense véridiques. « J’ai d’abord cru être l’objet d’une expérimentation… », écrit-il dans un accès d’angoisse. Puis il songe à quelque effet psychédélique, comme ceux qu’on retrouve chez William Burroughs. Mais ces images sont très puissantes, Schuhl n’estime pas qu’elles proviennent seulement d’une « réalité altérée ». « Ces apparitions étaient des faits indéniables, nous dit-il, qui m’étaient destinés, offerts ou imposés par une force extérieure, peut-être une transcendance… » Du reste, il utilise bien ce mot, « apparitions », qu’on réserve d’habitude au domaine de la religion, pour parler par exemple des apparitions de la Vierge.
Les « apparitions » de Schuhl, qu’il nous détaille avec beaucoup de précision, ressemblent à des rêves, venus tout droit de son inconscient. Comme l’avait jadis montré le peintre Salvador Dali, avec sa fameuse méthode « paranoïa-critique », il est fréquent qu’un artiste ait facilement des remontées d’inconscient, dont il se servira pour son œuvre. C’est un peu ‒ du moins c’est ce que pensent les médecins à qui il s’adresse ‒ ce qui arrive à Schuhl.
On lira donc avec une certaine délectation ces étranges visions qui touchent le cerveau d’un écrivain. Elles mettent à vrai dire mal à l’aise, tant elles sont décrites de manière crue, saisissante, dans cette belle prose que nous aimons retrouver chez lui. Les Apparitions sont un petit ovni littéraire, décrivant une expérience limite, susceptible de se produire chez chacun d’entre nous, avec plus ou moins d’intensité ‒ l’intensité maximale étant réservée aux grands imaginatifs comme Jean-Jacques Schuhl lui-même, digne émule d’Edgar Poe.
Jean-Jacques Schuhl, Les Apparitions. Éd. Gallimard, collection « L’Infini ».