Le complotisme est un nouvel axe du mal. Et si le choc des civilisations redouté par Samuel Huntington était interne, finalement? À droite, entre ceux qui acceptent la politique sanitaire et les anti-vaccins, le dialogue est rompu.
L’été dernier fut celui des déboulonneurs, souilleurs, censeurs et autres effaceurs de la cancel culture.
Il fallait en finir avec les statues, les livres, les films et tout ce que les nouveaux éveillés (« woke ») considéraient comme patriarcal, sexiste ou colonialiste (la maison de Dickens, la Petite Sirène de Copenhague, Scarlett O’Hara et même la musique de Beethoven considérée comme trop « blanche »). Cet été aura été celui des conspi antivax, anti-passe et dissidents en tout genre. Pour eux, il s’agissait de dénoncer la « dictature sanitaire », l’hitlérisation des gouvernants et pour certains, l’empoisonnement pur et simple de la population.
Minorités bruyantes
Dans les deux cas, nous aurons eu affaire à une offensive des minorités. Aux sectes universitaires soi-disant éclairées se seront ajoutées les sectes anti-sanitaires soi-disant libres. À la déconstruction culturelle aura fait écho la déconstruction médicale. L’inclusif se sera senti pousser des ailes, l’obscurantiste aura eu le vent en poupe. Contre toute attente, aura eu lieu cette intersectionnalité aberrante (et inconsciente) des puritains et des anarchistes, des rigoristes et des rebelles, des pointures et des ploucs, chacun s’enfermant dans sa communauté, jouissant de la révolution culturelle à faire ou de l’apocalypse politique à venir. Plèbe d’en haut, plèbe d’en bas, comme aurait dit Nietzsche. Et guerre non plus tant entre cultures qu’à l’intérieur même de notre culture. C’est cela qu’a révélé cette crise sanitaire, la plus clivante de l’histoire récente et qui nous oblige à revoir nos logiciels.
On ne peut certes présager de l’avenir mais telles que les choses se passent, et si elles continuent, on est en droit de se demander si ce fameux « choc des civilisations » cher à Samuel Huntington ne sera pas externe mais interne. Non le Nord contre le Sud, l’occidental contre l’oriental, le chrétien contre le musulman ou le blanc contre le noir – mais le savant contre l’ignorant (ou le je-sais-tout, ce qui revient au même), le scientifique contre le youtubeur, le professionnel contre l’ubérisé, l’officiel contre l’occulte, le légitimiste contre le factieux, l’avisé contre le looser, le courageux contre le trouillard (car il ne faut jamais l’oublier, dans cette affaire, les trouillards, ont toujours été les antivax) – et à la fin Robert Ménard contre les blaireaux de l’ultra-droite.
Une droite clivée, violente et intolérante
Car il faut le reconnaitre, c’est bien plus à droite qu’à gauche que le clivage est le plus violent.
Contrairement à l’ultra gauche, n’ayant que foutre de la liberté, et pour qui la contestation contre le passe sanitaire n’est qu’un prétexte pour mettre à mal le gouvernement et faire le Grand Soir, la droite, naturellement attachée à la liberté, est touchée dans son ADN. Cela serait tout à son honneur si la droite n’en venait pas à défendre dans cette affaire la partie la plus basse, imbécile, asociale, anomique d’elle-même, tombant dans l’idéologie la plus éhontée sinon la plus délirante. Un comble quand on sait qu’elle a passé sa vie à donner des leçons de réalité à ses adversaires, et une honte pour ceux de son camp qui refusent de la suivre dans sa nouvelle aptitude au mensonge QAnonisé. En fait, jamais la droite (celle qui conteste, grogne et défile) n’a été aussi irréelle – et, pour une partie d’entre elle, révolutionnaire. Or, la droite révolutionnaire (et je suis désolé d’avoir à le dire comme si j’étais le premier gauchiste venu, mais il n’y a pas d’autre mot) ça peut tourner au fascisme. Et c’est pourquoi, contre les inénarrables Philippot, Dupont-Aignan et Asselineau qu’il a qualifiés de « barjos », Robert Ménard sauve l’honneur de son camp. Si souvent politiquement incorrect, le maire de Béziers se retrouve, dans cette affaire, sanitairement correct – ce qui dans son milieu est quasi héroïque.
Alors, c’est vrai que nous, les provax et pro passe, pouvons apparaître péremptoires, intolérants, peut-être même méprisants. Mais quoi ? Il faut bien protéger les gens contre eux-mêmes – que ce soit sur le plan sanitaire comme intellectuel. Impossible de mettre leur « doute », « questionnement » et autre « réflexion » au niveau des nôtres. Impossible même de considérer qu’ils font partie de la dialectique d’où surgirait une vérité supérieure. Croire le contraire serait comme mettre l’OMS au niveau d’Inspecteur Gadget.
Dialogue rompu
Allez donc tenter de discuter avec eux. Aussitôt, leurs mensonges (souvent bien plus au point que nos vérités) nous submergent, leur dinguerie nous lamine, leurs sifflets nous sidèrent. Même Donald Trump y a eu droit récemment pour avoir exhorté ses partisans à se faire vacciner !
C’est qu’à l’instar des négationnistes avec les chambres à gaz, les conspi connaissent souvent le sujet mieux que nous et ont beau jeu de nous enfoncer dans leur connerie, s’amusant à nous « coincer » avec leur scepticisme arbitraire, leur doute inébranlable, leur orwellisme indécent, leur bigoterie décomplexée : « le vaccin est un viol génétique », me soutenait un ami catho – encore que les cathos n’ont pas de chance avec leur pape qui a déclaré que la vaccination était un acte d’amour. Mais l’amour ! La solidarité ! Le bon sens ! Ils en font des gorges chaudes, les insoumis du samedi. Et l’on a beau faire, beau dire, on perd toujours devant cette incompétence qui ne se laisse pas faire, ce charlatanisme pervers qui invente des arguments au fur et à mesure, un peu comme Keiser Söse inventait sa version des faits dans Usual Suspects. D’ailleurs, si l’on voulait trouver du diabolique dans cette affaire, c’est du côté de ce scepticisme occulte, de cette ultra-critique mâtinée de traditionalisme, de cette propension à la fake news tous azimuts que l’on devrait chercher. Jamais le Neuvième Commandement : « tu ne porteras de faux témoignage » n’aura autant été violé que par ces intégristes manipulateurs. Marc-Edouard Nabe avait raison : le complotisme est le nouvel axe du mal. Et ça se passe chez nous, pire – entre nous.
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