En 1984, Éric Neuhoff prend le chemin des fugues. Il n’a pas encore 30 ans. Son premier roman, Précaution d’usage, a été salué par quelques glorieux aînés. Il écrit des articles chics et rapides dans des journaux qui, aujourd’hui, n’existent plus.
Un lointain cousin des « hussards »
Il fait déjà figure de lointain cousin des « hussards », Blondin, Nimier et Jacques Laurent. Il est temps pour lui, désormais, de n’en faire qu’à sa fête mélancolique. C’est ce que lui demande son éditrice, Marie-Hélène Orban, « de sa voix de petite fille ». Un Triomphe est donc le livre d’un jeune homme en liberté qui a « appris à lire dans le Club des Cinq, dans Bob Morane, dans San Antonio, dans SAS » et qui, avec le Drieu La Rochelle d’État civil, pense que « dès le moment où la femme entra dans ma vie et occupa mon imagination, tout fut bouleversé ».[access capability= »lire_inedits »]
Délaissant les genres qui enferment, Un Triomphe est une balade dans les années 1970 et dans le début des années 1980. Que faire ? se demande Neuhoff. Commencer par un éclat de rire triste, la gorge serrée, ce serait bien. Une princesse d’opérette, à la silhouette de papier glacé, vient de se marier. Et ce n’est pas avec lui. Caroline de Monaco, définitivement, est une adorable peste intouchable. Il faut tourner la page, préférer les actrices aux filles de Grace Kelly, leur écrire des lettres d’amour : « Vous êtes une idée, Isabelle, celle qu’on se fait du cinéma. Ne fichez pas les pieds dans l’existence, elle vous boufferait. Avec vous, on revient du côté des mythes et des héros. Vous êtes la preuve que les films et les femmes (c’est pareil) ne sont pas morts. Vous avez le tragique et la gaieté, la folie et la douleur, vous êtes le temps perdu, le travail, l’exil de soi, l’amour incompris (mettez des majuscules partout où vous voulez). » Adjani n’a pas répondu : elle a invité le jeune homme à dîner, oubliant toutefois de déposer sur ses lèvres un baiser de cinéma. Que faire, encore ? La voix d’Anna Karina, en écho, répond : « J’sais pas quoi faire ! » Neuhoff se souvient de l’adolescent provincial qu’il était, qu’il ne sera plus jamais : « Il avait besoin d’une ville assez grande pour lui, une ville livrée aux ombres, où il mangerait des Big Mac sous les néons, hélerait des taxis à l’aube, une ville où il pourrait s’oublier. Enfin. »
Être Bernard Frank ou rien
Que faire, finalement, en buvant des gin-tonics et en fumant des Craven A ? Ricaner de François Mitterrand et des socialistes qui découvrent le pouvoir. Se moquer des mœurs domestiques de Philippe Sollers. Visiter Michel Déon en Irlande. Partir en ouiquende à Trouville, dans les bras d’une brune demoiselle, et se dire que c’est l’unique remède acceptable aux tristes temps où nous vivons. Se rêver dans la peau d’un écrivain de la collaboration, Sachs par exemple, parce que l’œuvre est là, malgré tout, et la mort au rendez-vous. Être Bernard Frank ou rien. Dans les plus belles pages d’Un Triomphe, Neuhoff se rappelle de sa découverte des Rats, la Côte d’Azur, la dolce vita, l’ivresse triste au cœur, les mots comme des fusées dans une nuit d’été. Être Frank ou rien, c’est-à-dire écrire, l’air de rien, des petits chefs-d’œuvre dilettantes pour ne pas travailler, pour retrouver le temps. Un beau programme…
[/access]
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !