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Les ailes coupées du désir

Elisabeth Lévy vous présente notre grand dossier du mois


Les ailes coupées du désir
© Causeur

L’ordre puritain est en marche. Au nom de l’égalité et de la justice, les progressistes et les néoféministes traquent le moindre écart, la transgression, l’expression du fantasme. La sexualité doit répondre à l’impératif de transparence, et les rapports homme/femme à une charte aseptisée. C’est la rééducation à l’ère MeToo.


Pour leurs 50 ans, Les Valseuses sont privées de sortie. Le film autrefois culte est déprogrammé par M6. À vrai dire ce qui est étonnant, c’est qu’une chaîne de télé ait envisagé de le diffuser. Et pas seulement parce qu’il est habité par un Depardieu (magnétique) que la bonne société a mis au ban. L’errance amicale, délinquante et sexuelle de deux voyous sexy est une insulte à notre époque. Dans Les Valseuses, les viols sont requalifiés en romances (avec la complicité des victimes) ; aujourd’hui, des romances sont requalifiées en viol. La relation consentie, puis regrettée est en effet un classique des prétoires – j’étais sous emprise. Avant, on appelait ça le désir. On dira, comme Zemmour, que Les Valseuses fait l’apologie de l’individualisme triomphant et conquérant (je veux, je prends). Dans le climat actuel, il rappelle surtout que la sexualité, autrefois, pouvait être transgressive, tragique, joyeuse – et impérieuse. Comme l’observait Sade, « il n’est point d’homme qui ne veuille être despote quand il bande ». Dans le fond, les féministes d’aujourd’hui ne disent pas autre chose. Sauf qu’elles ont ce despotisme en horreur. Au cas où ce texte serait lu par des mal-comprenants, ce despotisme qui se joue dans l’ordre symbolique ne signifie en rien qu’il faille tolérer la moindre violence, mais que le fantasme n’est pas soumis à l’impératif démocratique.

Miou-Miou, Gérard Depardieu et Patrick Dewaere dans le film culte de Bertrand Blier, Les Valseuses (1974).

Domine-moi

En tout cas, aucun ado de 1974 n’aurait pu prédire qu’un demi-siècle plus tard, on ferait dans la presse comme il faut l’apologie de la sexualité sans pénétration, celle-ci étant réduite à une technique de domination, voire aux prémices du viol. Ni que de jeunes adultes se glorifieraient de n’avoir aucune sexualité. Beaucoup revendiquent bruyamment leur abstinence, et pas parce que « le désir s’accroît quand l’effet se recule » (Racine). Pour Thelma, interrogée par Libération en 2020, c’est « une construction sociale » qui doit lui éviter de céder à « la possibilité de désirer, de fantasmer et d’avoir un rapport sexuel ». Thelma est à l’avant-garde. Un monde sans fantasme, voilà l’utopie du xxie siècle. Il s’agit bien, sous couvert d’égalité et de justice, de domestiquer la sexualité, c’est-à-dire d’en finir avec elle. Il n’est pas question de réprimer les instincts, rôle dévolu à la civilisation, mais d’effacer jusqu’à leur souvenir, d’où la rage mise à nier toute spécificité du désir masculin. Comme le montre Muray, légiste sourcilleux de l’humanité historique et ennemi irréconciliable du nouvel homme (qui est une femme comme les autres), la sexualité est le plus grand obstacle à l’utopie d’un monde délivré du mal, l’ultime refuge de la négativité et des séparations qui, écrit-il dans un texte comme toujours visionnaire, « animèrent pendant des siècles la merveilleuse confrontation comique et dialectique entre Éros et Thanatos[1] ». Il n’y a pas de sexualité sans altérité (y compris entre personnes du même sexe), et l’altérité fondamentale reste malgré tout la division sexuée de l’espèce. Aussi le catéchisme contemporain interdit-il d’y faire référence. Comme le souligne Mathieu Bock-Côté dans l’entretien qu’il nous donne ce mois-ci, dans 1984, des adultes sont obligés de dire que deux et deux font cinq. Aujourd’hui, il leur est interdit de dire qu’il y a des hommes et des femmes.

Cette entreprise de normalisation de l’intime vient de loin. Muray en détecte les prémices au xixe siècle : « L’état de catastrophe dans lequel se trouve désormais la vie sexuelle est le résultat de la victoire du romantisme, c’est-à-dire de la religion de l’authenticité sur l’art tortueux et sophistiqué du libertinage. » La religion de l’authenticité, c’est l’exacte définition du puritanisme.

La ruse de ce puritanisme est de s’acoquiner avec une apparence de permissivité maximale. Comment peut-on parler de puritanisme quand le sexe est partout, s’indignent les progressistes. « L’évocation sexuelle est devenue la métaphore générale de la satisfaction, écrivait Paul Yonnet en 2000 dans le numéro du quarantième anniversaire du Débat[2]. Personne ne s’en étonne, personne ne s’en offusque. » Un quart de siècle plus tard, ça offusque pas mal de monde au point que la publicité s’est rangée des bagnoles : plus personne n’oserait vendre une voiture en promettant la femme[3]. Les temps ont changé… et c’est très bien, faut-il s’empresser d’ajouter si on veut vivre tranquille.

Une nouvelle addiction

Il est vrai cependant que la détestation du sexe va de pair avec l’omniprésence du porno. Certes, celui-ci représentait 14 % des entrées en 1974, l’année de sortie d’Emmanuelle, et 25 % en 1975. Déjà, Yonnet constatait que cette avalanche de sons, images et mots n’avait aucune influence sur la vie amoureuse : « On aurait pu s’attendre à une société dionysiaque, un bond en avant de la libido et des expériences amoureuses, bref une atmosphère d’érotisation compulsive des mœurs. » Il n’en a rien été. Les mœurs sexuelles des Français sont restées passablement stables et conjugales. La porno, en revanche, a beaucoup changé. En plus d’être de plus en plus violent, il est, pour nombre d’adolescents (et sans doute des adultes), une véritable addiction. Justement : le porno n’est plus un adjuvant, un excitant, mais un substitut au sexe charnel.

Dans les milieux conservateurs, le point de vue courant sur le nouveau puritanisme est qu’il serait un backlash, un retour de bâton, par rapport aux excès de la libération sexuelle. La satiété aurait tué le désir. Il y a du vrai à l’échelle d’individus, comme ces enfants de soixante-huitards devenus intraitables sur les bonnes mœurs[4]. Mais peut-être que la libération sexuelle a été une étape dans l’étouffement de la sexualité par positivité. « Si la libido est descendue dans la rue en mai 68, résume lumineusement Muray, c’est qu’elle n’avait plus rien à cacher. Et seuls les morts n’ont rien à cacher. »

Ce qui tue la sexualité, ce n’est pas la répression, c’est la lumière. « La volupté unique et suprême de l’amour gît dans la certitude de faire le mal », écrit Baudelaire. On ne fait pas le mal en public. Soumise à l’impératif sacré de transparence, la libido doit signer des engagements, expier ses péchés, obéir à un code de bonne conduite, partager les tâches domestiques. La terreur sociale, confortée par le droit, s’invite « jusque sous nos draps », pour reprendre l’expression de Noémie Halioua (voir l’article sur son livre de Frédéric Magellan dans notre dossier). Pas étonnant que nos imaginaires soient tentés d’aller voir ailleurs.

Notre époque qui croit être passée de l’ombre à la lumière avec #MeToo, ne tolère plus sur la sexualité qu’un discours clinique ou apocalyptique. La vie sexuelle doit se conformer à la grammaire de la démocratie et de la bonne foi. Répétons encore, pour les malentendants que le déplorer, ce n’est pas accepter que l’homme propose et dispose mais penser que, s’il plaît aux humains de jouer avec les anciens rôles sexués, c’est leur liberté. Cela fait longtemps que les femmes ne sont plus assignées à l’intérieur – même si certaines choisissent ce rôle, ce qui est aussi leur liberté. Ainsi, observe Muray, nous voyons disparaître parce que frappées d’opprobre, voire d’illégalité « des choses devenues impensables comme la division des sexes, le corps différencié, le plaisir égoïste, le secret, les interdits, la conquête, l’immoralité, la trahison, l’obscénité, la complicité, l’opacité, la duplicité, la culpabilité, la lascivité et tant d’autres choses encore qui se nourrissaient non seulement de l’opposition entre hommes et femmes, mais aussi de la division entre public et privé ».

La menace hygiéniste

Cette conception hygiéniste se double d’un discours apocalyptique qui confond la norme avec sa transgression, et ne dépeint la sexualité et singulièrement l’hétérosexualité que sous les auspices de la violence et de la domination. Comme le Blanc du discours décolonial, l’homme du discours féministe est structurellement coupable.

Une relation clairement consentie peut être qualifiée de viol, en particulier quand la femme est mineure – nonobstant le fait que la majorité sexuelle est à 15 ans. La zone trouble des amours interdites n’appelle que des condamnations dépourvues de toute compréhension.

Campé sur son statut victimaire et sur la créance que cela lui donne sur la gent masculine, le féminisme post-MeToo fait tomber des têtes. Pour de vrai. Tout homme célèbre n’ayant pas une vie sexuelle irréprochable est menacé. Sur les plateaux de cinéma, on ne parle que de ça. Les proscrits se passent des textes et des références sur le maccarthysme. C’est qu’acteurs et réalisateurs sont à la merci d’une dénonciation suivie d’une mise au ban, s’appuyant ou pas sur une blague déplacée, un regard en coin, voire, cela arrive, un comportement réellement répréhensible. La meilleure preuve que ça marche, c’est que, sans n’avoir jamais rien fait d’illégal, des hommes autrefois coureurs de jupons se rangent. Au rythme où nous « avançons », le vagabondage sexuel sera bientôt puni par la loi. En attendant, l’inquisition s’en charge. Les producteurs de cinéma ont été sommés par le CNC d’assister à un stage de rééducation, comme ils fleurissent désormais dans de nombreuses institutions.

Certes, les tribunaux résistent, comme le montre la liste des acquittés célèbres, établie par Jean-Baptiste Roques. Ils ne condamnent pas le dragueur lourd, l’inquisition s’en charge. Pour combien de temps ? Une magistrate qui a assisté au séminaire de l’École nationale de la magistrature sur les « violences sexistes et sexuelles », résume ainsi les travaux : « Jour 1 : l’homme est ontologiquement violent. Jour 2: une femme qui se plaint a nécessairement une vérité à dire, même si elle ment sur les détails. »

Freud l’annonçait : « Celui qui promettrait à l’humanité de la délivrer de la sujétion sexuelle, quelque sottise qu’il dise, serait considéré comme un héros. » Nous y sommes. Tout cela, répétons-le, n’a pas commencé avec MeToo. Mais pourrait bien finir avec MeToo. Si aucun régime communiste n’est parvenu à faire dépérir l’État, le dépérissement de la sexualité est en bonne voie. Le féminisme sera peut-être, pour notre malheur à tous, la seule révolution de l’histoire qui réalisera son programme.


[1] « Sortie de la libido, entrée des artistes », Critique, juin-juil. 2000 (repris dans Essais, Les Belles-Lettres, 2010).

[2] Paul Yonnet, « Libérer le sexe pour se libérer du sexe », Le Débat, n° 112(5), nov.-déc. 2000.

[3] « Il a la voiture, il aura la femme », promettait je ne sais plus quelle marque automobile dans les années 1990.

[4] Raison pour laquelle, outre l’envie de faire une petite blague, nous avons choisi ce titre de une.

Février 2024 – Causeur #120

Article extrait du Magazine Causeur




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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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