J’ai une vieille faiblesse pour Amélie Nothomb. J’avais lu en son temps Hygiène de l’assassin, un roman-conversation plein de promesses. Puis quelques autres — pas tous, elle écrit à un rythme infernal. Et dans les années 1990, quand je m’occupais de la partie Littérature du Dictionnaire Larousse, j’ai fait entrer la dame aux chapeaux dans le Petit Larousse. J’espère qu’elle est depuis dans le « Robert des noms propres »…
C’est une interview pêchée à la fin de l’été dans le Midi-Libre qui m’a donné envie de lire les Aérostats — un titre qui s’éclaire à la lueur des zeppelins en flammes, mais chut, ne divulgâchons pas l’intrigue.
Que disait la plus célèbre des romanciers belges d’aujourd’hui ? Qu’elle avait « passé son adolescence dans les livres, et qu’elle n’avait réussi à se greffer au monde, malgré son immense solitude, que grâce aux livres ». Puis l’auteur (et non auteure, je suis presque sûr qu’elle répudie ces barbarismes modernes) se faisait pédagogue, expliquait qu’il « faut briser ce malentendu qui veut que lire soit un truc de vieux », alors que « c’est l’absolu contraire ».
Alors sonna à mes oreilles une délicieuse musique. « Dans beaucoup de lycées et de collèges, on considère qu’il n’est pas possible de faire lire un roman en entier à des élèves. Quand j’en ai été témoin, j’ai été effarée. Mais on m’a répondu : « Faire lire un livre en entier ? Mais vous n’y pensez pas ! » Je crois qu’on m’a prise pour une toquée. Et après on s’étonne que les jeunes ne lisent plus. » Et de conclure : « C’est pour moi le comble du mépris et de la condescendance à l’égard de la jeunesse ».
Je contresignerais volontiers ces dernières lignes. L’inaptitude de la plupart de mes collègues à proposer aux élèves quoi que ce soit qui dépasse en longueur la nouvelle (la Vénus d’Ille, c’est presque trop long, essayons la Chevelure, quatre pages, « ils » doivent y arriver) fait partie de ces a priori pédagogiques qui tuent le métier de prof, et flinguent concurremment les jeunes inintelligences qui leur sont confiées.
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Les Aérostats parlent donc de la lecture. De l’accès aux livres. Une étudiante enseigne à un lycéen peu porté sur la littérature les beautés du Rouge et le noir (il n’aime pas) ou de l’Iliade (il adore — à ceci près qu’il hait les Grecs et s’identifie à Hector, le perdant magnifique). Puis quelques autres chefs-d’œuvre qui sont tous, explique la pédagogue (qui a lu Queneau, qu’elle cite sans le nommer, car Nothomb ne verse pas dans la pédanterie) à son élève, des Iliades ou des Odyssées — qu’il a détestée, car, dit-il fort justement, Ulysse mène Nausicaa en bateau…
Retour à la politique éducative. « « Qu’avez-vous dû lire, au collège ? » Expression stupéfaite, comme s’il ne comprenait pas la question. Je reformulai avec des termes différents : « Vous rappelez-vous vos lectures obligatoires ? » « Des lectures obligatoires ? Jamais ils n’auraient osé un coup pareil. » »
Quand je pense que j’avais fait lire et étudier en Cinquième, à la fin des années 1970, le Comte de Monte-Cristo, 1500 pages en Poche, et que les néoprofs dépassent rarement, à cet âge où les programmes français suggèrent d’étudier le Monstre en littérature, la Belle et la bête… Et encore, disent les mômes, à quoi ça sert, on a vu le dessin animé…
Ouais. Comme ils ont vu le Bossu de Notre-Dame et croient dur comme fer qu’Esméralda se marie à la fin de l’histoire avec le beau Phœbus pendant que le Bossu fatal saute de joie…
D’où la curieuse épidémie de dyslexie signalée depuis quelques années. « Nous vivions une époque ridicule où imposer à un jeune de lire un roman entier était vu comme contraire aux droits de l’homme ».
La romancière n’est pas dupe. Elle sait bien que l’imprégnation à la lecture vient des parents, et que l’on arrive à l’école enclin ou rétif aux livres. « Ma mère me lisait les Contes de Perrault [où le petit chaperon rouge est mangée par le loup, et c’est tout] au chevet de mon lit et il allait de soi que je découvre par moi-même le mode d’emploi de ces grimoires. Dès mes huit ans, j’étais devenue dépendante de ces immersions dans l’univers miraculeux des enchanteurs que sont Hector Malot, Jules Verne et la comtesse de Ségur. L’école n’avait eu qu’à s’engouffrer dans la brèche ».
Vous vous rappelez peut-être le petit Poulou, dans les Mots : « Etait-ce lire ? Non, mais mourir d’extase. »
Et sachant que son livre risque d’en froisser plus d’un, parmi les pédagogues qui désormais ne l’inviteront plus, Nothomb prévient : « La littérature n’est pas l’art de mettre les gens d’accord. Quand j’entends des lecteurs dire « j’adhère à Madame Bovary », je soupire de désespoir ». Ai-je tort d’entendre dans ce propos l’écho de l’Evangile selon Matthieu : « Ne pensez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre : je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive. » Un romancier qui ne choque pas les bonnes consciences — et l’Education s’est construite ces dernières années sur le consensus universel — est nul et non avenu.
Et ce n’est pas par sa vulgarité qu’il choque. Nothomb n’éprouve aucun besoin d’écrire comme Despentes, en vomissant sa bière. D’ailleurs l’héroïne (19 ans) vouvoie le héros, qui en a 16, au lieu d’adopter le tutoiement de rigueur entre adolescents (et entre profs…). Le « Tu » m’évoque à chaque fois la réplique de Cyrano : « Tu ? Qu’est-ce donc qu’ensemble nous gardâmes ? » Nothomb écrit un français sévèrement châtié, jusque dans son oralité. Après tout, comme elle le souligne elle-même, « les meilleurs grammairiens de cette langue sont belges » — si l’on était chez Gérard de Villiers, l’auteur noterait : « Ici passa soudain un ange qui ressemblait à Maurice Grévisse ».
J’ai particulièrement aimé — à propos des modes vestimentaires dans la Princesse de Clèves — quelques réflexions rapides sur les « sublimes crevés narratifs » du roman de Mme de La Fayette. « Aujourd’hui, quand les habits ont des plis creux, c’est sans aucun intérêt. À l’époque, à l’intérieur des plis creux, on dissimulait des étoffes somptueuses ». Rarement lu une plus belle métaphore de ce que devrait être la littérature. Pas pour rien que j’ai finalisé récemment pour mes étudiants une étude sur le pli et le voile qui développe celle de Starobinski sur « le voile de Poppée ». Qui s’étonnera que le plaisir du texte soit dans la fente ?
Un pli que ce roman ne forme pas tout à fait. Il court sur Amélie Nothomb une légende : elle écrirait plusieurs livres par an, livrant impitoyablement à Albin Michel le plus abouti. Peut-être est-il temps qu’elle se consacre entièrement à un seul texte, qu’on lira, celui-là, par plaisir, et qu’on relira par jouissance, pour deviner la soie au-delà des crevés. On en arrive à se dire que l’auteur ne croit pas à son public, et juge inutile — un certain « mépris d’avance » affleure çà et là — d’en donner davantage. Mais par les fentes de son texte, on devine des chatoiements lointains.
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