Ce qu’il y a de bien avec le roman noir, c’est qu’il nous apprend des choses que ni l’économie, ni la sociologie, ni même la presse ne peuvent ou n’osent nous dire. C’est aussi qu’il souligne les lignes de forces et les fractures de notre monde en grossissant à peine le trait. Pour peu que l’auteur soit doué d’un métier solide et d’une jolie plume, le tour est joué. Serge Quadruppani possède les deux et remplit parfaitement ce cahier des charges dans La disparition soudaine des ouvrières. (Editions du Masque)
Non, malgré le titre, il ne s’agit pas d’un roman sur les travailleuses de Lejaby. A la limite, la désindustrialisation, Serge Quadruppani en serait partisan, tant il lui semble que notre temps se caractérise par une agression généralisée de la technoscience contre un vivant en voie de marchandisation. Les ouvrières dont il est question dans ce polar se déroulant dans une splendide vallée piémontaise, ce sont les abeilles. Elles sont frappées par le CCD qui n’est pas un contrat de travail mitonné dans les coulisses des nouveaux ministères de la précarité mais du Colony Collapse Disorder, ou syndrome d’effondrement des colonies d’abeilles domestiques. « Subitement, à n’importe quelle époque, – hors hiver où la ruche est en quasi sommeil-, les abeilles ne rentrent par dans leur ruche, et on ne retrouve de cadavres, ni dans la ruche, ni à proximité. Des colonies entières disparaissent en une nuit, ce qui est nouveau et très anormal pour des insectes sociaux. »
Si la commissaire Simona Tavianello, grande fliquesse antimafia, à la cinquantaine sexy et opulente, qui se trouve en vacances à proximité de Pinerolo[1. L’ancien Pignerol où était retenu le Masque de Fer.] s’intéresse à ce CCD, c’est qu’elle a trouvé, alors qu’elle allait acheter du miel chez un apiculteur, le cadavre d’un ingénieur dans la boutique vide. Comme cet ingénieur travaillait dans un centre de recherches pour une multinationale de l’agroalimentaire à proximité, et qu’il a en outre été exécuté par une arme qu’on avait volé à Simona la nuit précédente, la voilà mêlée bien malgré elle à l’enquête. Les choses se compliquent encore quand on découvre que l’apiculteur chez qui l’ingénieur a été assassiné est le leader d’un groupe écologiste opposé aux recherches de la multinationale accusée de provoquer le CCD et quelques autres désordres dans la faune et la flore de la région.
Quadruppani dresse habilement le tableau d’un affrontement sans merci entre des environnementalistes radicaux, des technophiles naïfs qui voudraient « pucer » les abeilles et des industriels à la recherche de nouveaux brevets, tout ce petit monde étant instrumentalisé par une spécialité bien italienne : les servizi deviati. Il s’agit d’agences de renseignement qui se sont livrées à toutes sortes de manœuvres occultes : préparation de coups d’Etat et négociations avec la mafia, sans parler de la « participation observante », comme le dit joliment Quadruppani, aux attentats-massacres des années de plomb. Dans le roman, les servizi deviati décident de provoquer une opération antiterroriste contre les apiculteurs écolos sur la seule foi d’une brochure sans nom d’auteur intitulée La révolution des abeilles. Toute ressemblance avec la désormais célèbre opération Taïga qui a vu la DCRI envahir un village corrézien pour arrêter Coupat et ses amis est bien entendu absolument volontaire.
Remarquablement documenté, La disparition soudaine des ouvrières a l’élégance de plus en plus rare de métaboliser cette documentation et de nous éviter ces tartines explicatives des thrillers actuels qui ont toujours deux cents pages de trop.
Une distance ironique et amusée reste par ailleurs présente tout au long du roman et l’on pourra conseiller, à François Hollande par exemple, de lire et de méditer ce passage où un professeur en biologie explique à la commissaire Tavianello ce qui arrive à certaines abeilles : « Selon Marini, et il avait employé lui-même la métaphore, les abeilles étaient en train de mourir d’avoir trop bien essayé de s’adapter à l’évolution du monde, au lieu de lui résister, offrant ainsi l’image parfaite de la trajectoire d’une certaine gauche. »
Serge Quadruppani, La disparition soudaine des ouvrières. (Editions du Masque)
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