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Les 24 heures du mort


Natural enemies de Julius Horwitz est un joyau noir. Ce roman américain de 1975 n’avait pas eu grand écho à sa première sortie en France en 1977. Sa résurrection en 2011 fera-t-elle davantage de bruit ? On peut en douter, hélas, tant nos sociétés sont convaincues de leur perfection et ne tolèrent pas qu’on leur renvoie à la figure l’atroce et beau travail du négatif. On touche là, d’ailleurs, à une différence qu’il faut sans cesse rappeler entre le roman noir et le roman policier.

Natural enemies est en effet un pur roman noir et en aucun cas un roman policier. Le roman policier part du principe que tout va bien dans le meilleur des mondes et que le désordre provoqué par le crime est réparable à partir du moment où la police entre en jeu. Cela donne un happy end obligatoire avec des frontières entre le bien et le mal clairement tracées. Bref, le roman policier nous confronte à une littérature que l’on pourrait qualifier d’anxiolytique.

On vit déjà en enfer

Le roman noir est évidemment plus compliqué. Son présupposé métaphysique est que l’on vit déjà en enfer, que nos sociétés sont peuplées de prédateurs de toutes sortes, que la police- lorsqu’elle n’est pas carrément complice- ne peut pas grand chose et qu’il faut simplement espérer pouvoir s’en tirer sans avoir complètement perdu son âme.

Pour reprendre une vieille distinction théologique, le roman policier est moliniste et croit à la Grâce suffisante : les personnages seront sauvés par leurs œuvres et peuvent exercer un libre arbitre qui les amènera du côté du Bien. Voilà qui plait beaucoup au public qui a besoin d’être rassuré : les reines anglaises du crime, le polar scandinave d’essence social-démocrate (avec sa nostalgie de l’Etat Providence) ou Fred Vargas en sont de bons exemples. S’il est souvent très bien fait, le roman policier nous donne assez peu de chance de tomber sur de la vraie littérature, celle qui déstabilise, crée du malaise et ne nous laisse plus jamais en paix une fois le livre refermé.

Le roman noir, lui, est janséniste. Dans son univers où Dieu est caché, tout est déjà joué d’avance : nous sommes prédestinés à la chute ou à la rédemption. On ne peut compter que sur la Grâce efficace pour être rédimé, ce qui n’arrive pas souvent. Dans le roman noir, malgré tous ses efforts, le brave type va devenir un assassin tandis que le tueur fou va soudain se révéler capable d’une incroyable humanité. Bref, le roman noir, c’est renier trois fois le Christ avant le chant du coq alors qu’on se croyait le premier des élus. Lire Natural enemies, c’est accepter de prendre de plein fouet ce jansénisme sauvage et, du même coup, découvrir un livre qui appartient de plein droit à la littérature.

Massacre programmé

Dans le New York des années 1970, le directeur d’une revue scientifique nous raconte heure par heure sa dernière journée. Le matin même, il a décidé que lorsqu’il rentrerait chez lui le soir, ce serait pour tuer sa femme et ses trois enfants avant de mettre fin à ses jours. Le roman est découpé en tranches horaires qui font monter la tension de manière souterraine car finalement, pour notre homme, il s’agit d’une journée comme les autres. Sa dernière journée, le protagoniste du roman la passe en accumulant les rendez-vous professionnels avec des auteurs de la revue scientifique qu’il dirige : un ancien astronaute, un rescapé des camps de la mort, un intellectuel de la gauche radicale. Pendant la pause déjeuner, il va dans un bordel de luxe et partouze avec cinq prostituées consommées mécaniquement.

Ce qui dérange durablement dans Natural enemies, c’est justement l’absence de mobile clairement défini à cette décision meurtrière. Pas de problèmes d’argent, le héros a même une vie sociale et intellectuelle plutôt intéressante. Il y aurait bien cette épouse dépressive depuis des années, « Ma femme est possédée par la terreur d’être vivante, ce démon qui nous hante tous » nous confie le personnage principal, mais ce serait une explication bien trop facile.

Évidemment, comme dans tout roman noir digne de ce nom, il n’y aura pas de sursaut salvateur à la dernière minute. Le narrateur va bien accomplir ce qu’il a l’intention d’accomplir et la coupure de journal qui termine le roman n’est qu’une confirmation de ce qui s’annonce inéluctable depuis le début.

En fait, le narrateur décrit simplement le monde qui est le nôtre en changeant très légèrement son angle de vue- ou de tir en l’occurrence. Il suffit de ce décalage infime pour que ce monde devienne cauchemardesque : la société nous chasse loin des villes dans des banlieues chics qui suintent un ennui terrifiant, nos propres enfants deviennent des étrangers absorbés par la télévision, les femmes dans la rue ont toute l’air d’être les rescapées d’une catastrophe récente, les faits divers s’avèrent de plus en plus aberrants, le monde est secoué de désordres géopolitiques incontrôlables et l’humanité semble refouler les souvenirs d’Auschwitz et d’Hiroshima pour mieux recommencer : « Cela devient de plus en plus dur de vivre dans ce monde si personne ne se soucie de savoir si vous êtes vivants ou si vous êtes morts.(…) Nous n’existons déjà presque plus les uns pour les autres. » écrit Horwitz.

Ceci dit, pour finir sur une note d’optimisme, précisons que Cléo survivra à ce massacre programmé.

C’est la chienne du narrateur.

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