« La Révolution n’est pas un dîner de gala » chantait le groupe punk Ludwig von 88. Hier à la Bastille, ils étaient pourtant quelques centaines à avoir joyeusement bravé le beau temps pour crier leur révolte dans un grand élan festif. Essentiellement composée de jeunes étudiants, diplômés en situation précaire ou punkachiens marginaux, la cohorte interlope massée devant l’Opéra Bastille s’enrichissait de quelques aînés aux tempes grisonnantes. Sous le parrainage de Stéphane Hessel, ces « indignés » se réclamaient des révolutions arabes pour mieux singer les protestataires de la Puerta del Sol. « C’est la France qui a inventé la révolution et ce sont les peuples arabes et les Espagnols qui la font. Alors allons prendre la Bastille ! » expliquaient-ils pour se donner du courage. Après tout, peut-être faut-il se réjouir que le chauvinisme soit devenu un produit d’exportation, comme si l’idée même de nation se délocalisait, suivant nos usines en Tunisie !
Sans parti ni patrie
On ne sait pas très bien ce que les manifestants parisiens entendaient démontrer mais cela n’importait guère. Dans les tracts distribués aux passants, les organisateurs anonymes de ce happening de l’indignation se défendaient de toute affiliation partisane ou syndicale, leurs revendications se limitant à quelques lieux communs socialement bienséants: « Le monde est soumis à des politiques de rigueur imposées par le marché et les organismes internationaux (FMI, Banque Mondiale, etc.). Ceux-ci engendrent chômage de masse et précarité de l’existence. » Sans oublier une allusion à l’anniversaire du 29 mai 2005, date du référendum sur le Traité Constitutionnel européen. Ces lieux communs n’ont rien de choquant et même, méritent d’être rappelés de temps à autre. Pour autant, en l’absence de toute ébauche de perspective, on ne voit pas en quoi ils seraient mobilisateurs.
« Democracia real ya ! » (« Pour la démocratie réelle »), pouvait-on lire sur les banderoles. L’indignation sauce Hessel ne saurait tolérer la moindre trace de patriotisme. Inutile de préciser qu’on n’aura pas vu flotter un seul drapeau français – sans doute aurait-ce été considéré comme une provocation fasciste. Seuls quelques oriflammes espagnols, autorisés pour circonstances exceptionnelles, ou palestiniens, toujours bienvenus quelle que soit la cause, ont été déployés. Le messie Hessel peut se réjouir : les indignés restent désespérément apolitiques, apatrides et transnationaux, tous fervents défenseurs des droits de l’homme déraciné. Internet est leur seule nation, les réseaux sociaux leur seul monde commun.
Une contestation Canal plus
Cette bouillie idéologique a du mal à dépasser le stade de l’imprécation la plus attendue : dans la situation terrible où se trouve l’Espagne on voit mal qui refuserait de s’en prendre aux méchants marchés financiers et à la vilaine Commission de Bruxelles. En vrais rebelles, ces jeunes conspuent TF1 et « son idéologie frontiste » et parlent le langage de Canal +. Leur France angélique baigne dans l’irénisme blafard de la sociologie subventionnée des frères Fassin. Dans leurs esprits, toute critique de l’insécurité se mue en dérapage populiste haineux. Ils tirent à vue sur le paysan déclassé qui vote Le Pen mais trouvent des circonstances atténuantes aux « cailleras » victime d’un racisme omniprésent. Mais avec votre coupe de cheveux, votre teint pâle et vos expressions hors d’âge, vous ne pouvez même pas le voir !
Une seule solution, l’indignation : contre Sarkozy, le patronat, les expulsions de clandestins, TF1, le Front National. Les gouvernants peuvent dormir tranquilles : cette masse ahurie conjuguant apolitisme et dénonciation marxiste de la « démocratie formelle » est bien incapable de réfléchir à la mondialisation ou aux rapports de classes[1. Quelques mouvements agrégés à la manif tentèrent de se frayer un chemin politique parmi ce concert de bons sentiments : le Mouvement Politique d’Education Populaire (MPEP) plaidait en vain pour la sortie de l’euro tandis que Génération Précaire faisait son beurre associatif]. Entre le festif et le sérieux, les indignés hésitaient cruellement. Utopie festive ou praxis révolutionnaire ? Les deux mon commandant, au diable la cohérence bourgeoise !
La chute finale
On verra si la poignée de journalistes qui avaient renoncé à leur repos dominical pour couvrir « l’événement » auront été séduits par ce lyrisme de bazar. C’est qu’en fait d’événement, on a pu observer un attroupement de jeunes fumant un joint une bière à la main et chantant un refrain à la gloire de Che Guevara, un atelier « dessine-moi ton monde » où des gamins, indifférents à la gesticulation carnavalesque, peignaient arbres et fleurs, sans oublier les irrésistibles cahiers de doléances, dont les initiateurs se voyaient déferler dans les rues de Paris, en héroïques héritiers des sans-culottes de 1789 et des Communards.
On ne pouvait s’empêcher de penser à la remarque de Marx sur l’Histoire qui, après la tragédie, revient sous forme de farce. Alors que les morts égyptiens, tunisiens, yéménites et syriens jonchent les sentiers de la liberté arabe, les indignés de la Bastille rejouaient hier le remake burlesque de leur sacrifice. Ces candides de la révolution post-adolescente donnent envie de voter à droite. Ça leur fera les pieds.
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