Il n’est plus l’homme qui murmure à l’oreille de sa fille. Il lui a confié l’œuvre de sa vie, le Front national, et voilà qu’elle écoute quasi exclusivement un blanc-bec comptant à peine six ans de parti. Une sorte d’étranger, un chevènementiste ! Pas vraiment un « patriote », bien plutôt un « marxiste » ! Depuis des mois et des mois, Jean-Marie Le Pen demandait que les bureaux politiques et exécutifs du FN redeviennent des vrais lieux de discussion politique, pas de mornes réunions administratives. Il voulait peser encore, empêcher que l’homme qui l’a supplanté, Florian Philippot, ne convainque sa fille Marine d’achever de transformer l’ADN de son cher Front.
De la longue interview qu’il a accordée à Rivarol, les commentateurs ont surtout retenu les habituelles sorties oiseuses de Jean-Marie Le Pen, sa défense du maréchal Pétain, ou la mise en cause de la francité de Manuel Valls. Mais Le Pen tenait surtout à rappeler la ligne originelle du Front : « Je m’honore d’avoir rétabli l’honneur d’être de droite », souligne-t-il ainsi de manière redondante, prônant « l’exaltation de la libre entreprise ». Tout le contraire de la ligne ni-droite-ni gauche tricotée par Florian Philippot, une ligne colbertiste qui va jusqu’à exiger le retour de la retraite à 60 ans. « Ridicule », selon le patriarche.
« C’est plus fort que lui, il veut me tuer » : cette réaction de Marine Le Pen devant un proche est profondément juste. Son père récuse ce nouveau Front dans le miroir duquel il ne se reconnaît plus. Un ancien compagnon de route de Le Pen avance : « C’est le propre des narcissiques : quand ils ne contrôlent plus, ils cassent. Le fondateur est désormais dans une pulsion de destruction. »[access capability= »lire_inedits »] La présidente du FN n’a pas dit autre chose dans l’interview qu’elle a accordée le mois dernier à Causeur, en évoquant le « côté punk » de son père. « Son côté skin », corrige aujourd’hui en riant un dirigeant du FN.
Elle n’est plus la fille qui attend de son père qu’il donne le « la ». L’a-t-elle jamais été, d’ailleurs ? Dès son premier livre, À contre flots, publié en 2006 soit six ans avant son élection à la présidence du FN, elle avait fait entendre sa différence, sur un mode proche de son discours d’aujourd’hui : « La vérité, souligne un élu FN, c’est que Marine faisait du Philippot avant l’arrivée de Philippot dans son entourage. C’est pour cela que leur tandem est si soudé : ils sont en phase sur pratiquement tous les sujets. » Mais dans ce livre qui marquait son entrée en politique, après ses années de batifolage, elle se fixait surtout un but qui explique sa détermination sans faille quand le bateau tangue : « Sauver la France ». Ni plus, ni moins.
Shakespeare contre Corneille. À son roi Lear de père qui maudit la trahison de ses filles – l’aînée, Marie-Caroline, a pris le parti du « félon », Bruno Mégret, lors du « puputsch » de 1998 –, Marine Le Pen oppose une morale inspirée du Cid : elle place son pays au-dessus de sa famille, les lois de la politique avant les liens du sang. Non qu’elle nie ces derniers : « Au niveau intime, elle est dévastée », assure un de ses proches. Mais elle n’accorde pas à son père, surtout pas à son père, justement parce qu’il est le fondateur du FN, le droit de mettre en péril l’outil qui lui permettra, espère-t-elle, de conquérir un jour la France.
D’autant qu’elle en est intimement convaincue : les Français attendent aujourd’hui de leurs hommes (et femmes) politiques qu’ils fassent « preuve d’autorité ». Le contraire de l’image que donne François Hollande depuis 2012. Dans un discours prononcé à Marseille en septembre 2013, elle avait assuré qu’elle serait à l’Élysée une présidente « dure avec ceux qui ne jouent pas le jeu ». Comme présidente du FN, elle applique ce précepte. Elle sait que ses querelles à répétition avec son père donnent le sentiment que sa formation est « un foutoir ». Ça ne peut plus durer !
Cela fait des mois et des mois que Marine Le Pen ne supporte plus la tutelle que Jean-Marie Le Pen entend continuer à exercer sur elle à travers une présidence d’honneur qu’il s’est concoctée sur mesure au moment où il passait en principe la main. Depuis longtemps, elle évite les face à face avec lui : ils sont d’abord des occasions de récriminations. « Merde, il est encore là, occupe-le un peu », enjoint-elle à ses proches quand elle voit son père se rapprocher de son bureau. Marine Le Pen avait une formule, ces derniers temps, pour résumer sa situation : « Il m’a confié le volant, mais il a gardé la carte grise. » Aujourd’hui, elle entend récupérer la carte grise.
Le père a sous-estimé l’état d’exaspération de la fille. Elle enrage qu’il ait de plus en plus de mal à « fermer sa grande gueule », comme elle le lui dit parfois sans ménagement. Un proche de la présidente du FN remarque : « Dans son interview à Jean-Jacques Bourdin, sur RMC, comme dans celle à Rivarol, il est tombé dans tous les pièges. Ce n’est pas lui qui a abordé les sujets qui fâchent, les chambres à gaz ou Pétain, ce sont ses interlocuteurs. Mais, tel un taureau, il a foncé tête baissée sur les chiffons rouges. Physiquement, il reste assez en forme, malgré son récent incident cardiaque. Intellectuellement, il est toujours vif, quoi qu’on dise. Mais il souffre d’un manque de discernement, peut-être lié à des problèmes d’audition, qui le conduit à ne pas anticiper les réactions à ses propos : jamais il n’a pensé que Marine lui déclarerait la guerre après ses dernières déclarations. »
Sans surprise, le plus offensif a été Florian Philippot. Pas seulement parce qu’il se trouvait objectivement désigné comme l’homme à abattre. Le numéro deux du FN aussi a l’ambition de gouverner la France, il n’entend pas rester un éternel opposant. À ses yeux, cela passe par une dé-lepénisation complète du FN. Les dernières élections départementales l’auraient démontré : le Front national n’a pas concrétisé au deuxième tour ses avancées du premier tour parce qu’il constituerait encore pour trop d’électeurs indécis un repoussoir. À cause de Le Pen père et de ses esclandres. Pour Philippot, c’est une évidence : la campagne présidentielle de Marine Le Pen de 2017 sera plombée d’entrée si Jean-Marie Le Pen est toujours à ce moment-là la figure tutélaire du FN. Et Philippot de soulever la question de son exclusion pure et simple : rien de moins ! Imagine-t-on le RPR, naguère, se débarrasser de Jacques Chirac, ou le PS, de François Mitterrand ?
Pour parvenir à ses fins, Philippot a lâché ses chevau-légers. Les jeunes collaborateurs qui l’entourent se sont répandus sur les réseaux sociaux, moquant « les pleurnicheries » de Jean-Marie Le Pen. Là, les vieux frontistes se sont cabrés : c’était plus qu’ils ne pouvaient supporter. Par raison plus que par adhésion, ils ont admis que « Marine » devait ramener « Jean-Marie » à la raison. Mais quelle était la légitimité de ces malotrus pour intervenir dans ce qui était aussi une affaire familiale ? Flairant le danger, Marine Le Pen a incité chacun à la retenue.
Dans la foulée, les anti-Philippot ont relevé la tête : ça fait du monde, dans la mesure où le numéro deux du FN est unanimement accusé de vouloir Marine « pour lui tout seul ». Avis d’un haut dignitaire du FN : « Le Pen a déjà été puni deux fois. En étant contraint de renoncer à la tête de liste aux élections régionales en Provence-Alpes-Côte d’Azur. En étant convoqué devant le bureau politique constitué en formation disciplinaire. Faut-il rajouter une troisième sanction ? Une simple admonestation suffirait. » Un autre historique ajoute : « Il ne faut pas s’y tromper : en interne, la situation est difficile à gérer. Les nouveaux adhérents suivent Marine. Mais il reste de nombreux militants de la première heure. Ceux-là gardent de l’affection pour Jean-Marie, malgré ses outrances. Il ne faut pas sous-estimer la dimension sentimentale de cette affaire. » Plus courageux que d’autres, David Rachline, le maire FN de Fréjus, a dit publiquement que « Jean-Marie Le Pen n’était pas un militant comme les autres. Il a droit à une considération différente ».
Il y aura une troisième sanction. Philippot n’a pas eu besoin de se battre : Marine Le Pen était la première convaincue de sa nécessité. « Elle est ultra-déterminée », souligne un parlementaire FN. Car, elle en est persuadée, dans sa hargne de voir le Front lui échapper, son père récidivera à la première occasion. Dans ces conditions, l’important est qu’il ne puisse plus parler au nom du Front national. Avant la réunion du bureau politique, l’idée était de supprimer la présidence d’honneur, peut-être lors d’un congrès convoqué… sur Internet. Ainsi le FN ne comptera-t-il plus qu’un président, ou, plutôt, une présidente…
Cela suffira-t-il à clore le feuilleton ? Depuis toujours, Jean-Marie Le Pen est un procédurier. Il a intenté d’innombrables procès à tous ceux qu’il accusait de l’avoir diffamé ou d’avoir attenté à ses intérêts. Il y a peu de doute qu’il ira en justice si Marine Le Pen déconstruit cette présidence d’honneur qui lui permettait d’être présent dans toutes les instances du FN. Le Pen contre Le Pen, ce n’est sûrement pas fini… Au moins Marine Le Pen aura-t-elle gagné, pense-t-elle, ses galons d’homme d’État. Inflexible même contre papa ! Ses partisans se persuadent que, délestée de ce boulet, elle va crever le plafond de verre qui lui interdisait d’accéder à l’Élysée.
Florian Philippot est-il l’autre gagnant ? En apparence, oui. La ligne dure l’a emporté. Il a écarté celui qui contestait son emprise sur le FN et sa présidente. Mais le vieux Front s’est agacé de ses excès : « Il a montré son vrai visage, on ne maltraite pas ainsi un ancien combattant aussi glorieux, sa petite bande est une bande de jean-foutre », s’indigne un membre du bureau politique. Sur ce chapitre, c’est Jean-Marie Le Pen qui a raison : au FN, Philippot reste assez largement un corps étranger.
Pas seulement à cause de son comportement de technocrate froid. Mais aussi de son positionnement. Le même hiérarque s’enflamme : « La ligne politique naturelle du FN, à la fois sécuritaire et libérale, c’est Marion qui l’incarne, et personne d’autre : d’où sa popularité au sein du mouvement. » C’est le grand paradoxe du nouveau FN de Marine Le Pen : elle en est la reine incontestée. Les militants lui concèdent même le droit de sacrifier un père qu’ils ont beaucoup aimé mais qui est devenu incontrôlable. Dans ses profondeurs, le FN peine néanmoins à changer d’identité. En tout cas, le FN du Sud, celui de la nièce. Celui-là n’a que faire des refrains sur « l’UMPS » : il ne renvoie pas l’UMP et le PS dos à dos, il est naturellement de droite. De droite nationale. En le poussant vers la retraite, Marine va peut-être réduire la capacité de nuisance de Jean-Marie Le Pen. Elle n’en a pas fini avec le lepénisme…[/access]
*Photo : NICOLAS MESSYASZ/SIPA. 00711825_000002.
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