Retrouvez la première partie de l’entretien ici.
ÉL. Arrêtons-nous sur la « question antisémite ». Si on vous lit bien, Le Pen exprime le vieil antisémitisme français qui n’a rien à voir avec l’antisémitisme exterminationniste hitlérien. Mais pour nous être plus familier, est-il plus acceptable ?
J’ai toujours été très frappé par la phrase formidable de Bernanos, qu’aime à citer Finkielkraut : « Hitler a déshonoré l’antisémitisme ». Cet antisémitisme déshonoré par Hitler – qui n’a pas empêché certains de ses adeptes de sauver des juifs – correspond à peu près à celui de Le Pen, rescapé de l’entre-deux-guerres, qui se poursuit et qui, jusqu’à aujourd’hui, reste partagé par une partie de la bourgeoisie et de la grande bourgeoisie françaises. Est-il plus acceptable ? Encore une fois, ce n’est pas notre propos, c’est un antisémitisme d’une autre nature, voilà tout.
ÉL. Reste qu’on vous sent hésitants. Tout en citant des témoignages de l’antisémitisme obsessionnel de Le Pen, vous avancez qu’il renvoie à la formule de Clermont-Tonnerre : il serait hostile à la nation juive, mais pas aux individus. Ce passage a violemment choqué le directeur de Marianne.
La formulation est peut-être maladroite ou incomplète. En tout cas, elle ne dit pas : Le Pen est un homme aussi respectable que Clermont-Tonnerre, ni même son héritier. Ce qui est certain, c’est que Le Pen ne cesse de clamer qu’il n’a absolument rien contre les individus, mais tout contre le « lobby » juif. Alors, on sait bien que l’antisémitisme contemporain se camoufle volontiers derrière le « lobby juif ». Mais rapporter sa rhétorique n’est pas l’approuver ou la justifier.[access capability= »lire_inedits »]
ÉL. On a tout de même l’impression, surtout depuis le scandale du « point de détail », que les individus l’indisposent autant que le « lobby », ce qui ne l’a pas empêché de déclarer, en 2002, que les trois journalistes libres de ce pays étaient Éric Zemmour, Serge Moati et… votre servante. Pour ma part, je me demande s’il n’entre pas dans son antisémitisme une part d’envie pour un peuple qui reste un peuple.
C’est plus que de l’envie puisqu’il a pensé s’engager dans l’armée israélienne en 1956, au moment de l’affaire de Suez. En répertoriant les dérapages antisémites successifs de Le Pen, on a montré qu’ils se plaçaient dans des registres différents. Ce n’est pas un antisémitisme à la Drumont, centré sur l’idée que les juifs détiennent le pouvoir, l’argent, les banques. C’est un corpus très hétérogène sans thématique centrale. La plupart de ses saillies antisémites se situent après l’affaire du « détail », comme s’il voulait se venger de ce « lobby juif » qui, selon lui, l’a empêché de devenir un homme politique respectable.
ÉL. Il se vengerait sur les juifs de ses propres fautes… Un peu comme Raymond Barre dont l’antisémitisme s’est fortement aggravé après son épouvantable lapsus sur les « Français innocents » tués rue Copernic…
Exactement ! Dans le chapitre consacré à l’affaire et intitulé « Le jour où Le Pen est devenu Le Pen », nous reproduisons le verbatim exact de l’émission de RTL au cours de laquelle il a fait sa fameuse sortie. Pendant et après l’émission, il a plusieurs occasions de s’en sortir, mais il ne fait que s’enfoncer. Pourquoi ? Certains avanceront que c’est parce qu’il est un antisémite invétéré, qu’il a été incapable de reculer ; d’autres diront que ce Breton têtu ne veut jamais plier quelles que soient les circonstances. Il peut y avoir un peu des deux…
ÉL. Quoi qu’il en soit, quand Le Pen remet en cause la centralité de la Shoah, il suscite le scandale et n’est défendu par personne à part quelques vieux crabes négationnistes. Autrement dit, les horreurs qu’il pense ou prétend penser n’ont guère d’influence dans la société. Mais s’il n’y a pas de danger réel, qu’est-ce qui explique encore aujourd’hui le caractère inflammable du sujet, alors même que le fondateur du FN a pris sa retraite et passé le relais à sa fille ?
Je n’ai pas de réponse définitive, mais j’émettrai une hypothèse. Toute une gauche, notamment médiatique, a peu à peu abandonné tout ce qui faisait l’identité de la gauche : l’émancipation sociale, un projet économique vraiment distinct du capitalisme, une critique de la société de consommation et de l’aliénation qu’elle construit. Finalement, son idéologie se réduit aux acquêts antifascistes et antiracistes. Pour cette gauche-là, l’anti-lepénisme moral constitue le noyau dur identitaire. Je le répète, nous ne demandons rien d’autre qu’un examen dépassionné et rationnel de cet antifascisme : a-t-il été raisonnable et efficace ? Ce débat-là semble insupportable à ceux qui se sont forgé une identité politique essentielle autour de l’antilepénisme depuis les années 1980 jusqu’en 2002. Si Michel Field, Éric Naulleau, Franz-Olivier Giesbert et d’autres ont apprécié notre livre, c’est sans doute qu’ils jugent utile d’initier ce débat-là.
ÉL. Tu admettras qu’il est difficile de choquer FOG – à part, peut-être, en prônant l’accroissement de la dette…
En vérité, ils sont plusieurs à regretter d’avoir contribué à la diabolisation, et FOG n’est peut-être pas le dernier, comme il me l’a d’ailleurs confié. Après coup, il s’est trouvé ridicule d’avoir craché sur Le Pen comme il l’a fait quand il était face à lui à la télévision. Dès lors, il a considéré qu’on devait traiter Le Pen comme n’importe quel homme politique. Sur cette question, la classe journalistique française est aujourd’hui coupée en deux : sur une radio, une journaliste s’est scandalisée que notre livre « montre des photos de Le Pen comme si c’était n’importe quel homme politique » ! Une autre partie considère au contraire que, pour pouvoir faire reculer les idées des Le Pen, il faut les traiter normalement. Ce qui est dommage, c’est que la guerre d’anathèmes, la traque des soi-disant « blanchisseurs » d’idées du FN, occulte ce débat.
ÉL. Philippe Muray aimait commenter les propos d’un Serge July affirmant que la disparition de Le Pen serait une « catastrophe » pour la gauche française. Dans cette logique, on dirait bien que le procès en « blanchiment » est le dernier tour de piste des antifascistes professionnels…
La phrase de Serge July est d’autant plus succulente qu’elle a été écrite en pleine bagarre Mégret-Le Pen. Renaud Dély, qui suivait le FN pour Libération, signe alors une série de papiers qui font plutôt la part belle à Mégret, et July le recadre en lui expliquant que Mégret est plus dangereux que Le Pen et qu’il vaut mieux contribuer au maintien de Le Pen à la tête du FN.
ÉL. Dans le jeu, et hors-jeu en même temps. Et vous montrez bien que la diabolisation est une coproduction de Le Pen et de ses ennemis. Mais si Le Pen n’avait pas existé, resterait-il une extrême droite en France ?
Je pense qu’il existerait de toute façon un national-populisme. Les thématiques qui font le succès électoral du FN depuis vingt-cinq ans ne viennent pas de l’habileté de l’extrême droite, mais plutôt de l’abandon par la gauche d’un certain nombre de sujets, de la montée du chômage, de l’incapacité des politiques de droite et de gauche à enrayer la crise, etc.
DB. Je décèle comme une contradiction dans votre livre. Vous décrivez méthodiquement la façon dont l’insécurité et l’immigration sont devenues des sujets interdits, en grande partie à cause de Le Pen, mais vous lui reconnaissez néanmoins un rôle de « klaxon » et de signal d’alarme des politiques sur ces questions épineuses.
C’est en effet un coup de klaxon… qui s’est avéré totalement stérile ! La diabolisation fonctionne à trois niveaux. On diabolise Le Pen, puis on diabolise ses thèmes : même Montebourg s’est fait taxer de « xénophobe » parce qu’il attaquait Mittal ou qu’il défendait le recours à des PME françaises par la région Ile-de-France. Enfin, les médias bien-pensants diabolisent aussi les électeurs frontistes en les traitant de « beaufs ». Cette attitude a formidablement servi Le Pen. On n’en est que partiellement sorti : depuis dix ans, la sécurité a été prise à bras-le-corps par le PS, et une partie de la gauche soutient une régulation de l’immigration. Mais pour certains médias, Le Pen continue à être celui qui a purement et simplement inventé ces problèmes qui n’ont aucune importance.
ÉL. Le FN est-il devenu un parti de gouvernement ?
C’est un curieux paradoxe. En 1986, les programmes du RPR et du FN sont quasi identiques : ils ont d’ailleurs les mêmes rédacteurs, passés d’un camp à l’autre. L’alliance ne pose alors aucun problème politique. Elle n’avait d’ailleurs pas besoin d’être formalisée, un simple report électoral aurait suffi. Cette perspective a été cassée par l’affaire du « détail », donc par Le Pen lui-même, et par les manœuvres de Mitterrand. Aujourd’hui, la situation s’est inversée. Il y a une force d’attractivité qui pousse à la fusion des deux électorats, comme l’analyse Gaël Brustier. Mais le FN est devenu anti-européen et protectionniste, ce qui complique considérablement les choses au niveau de la compatibilité des programmes.
DB. De la fusion des électorats à l’alliance, il n’y a qu’un pas… Sera-t-il bientôt franchi ?
Je ne vois pas d’accord possible entre les partis. Mais je crois que les élections locales offrent un terrain très propice pour que les états-majors des partis de droite se laissent déborder par leurs électeurs, voire par les élus locaux. Par leur vote, les électeurs risquent d’imposer des ententes locales.
ÉL. Le Pen vous menace d’un procès, Marianne vous a intenté un procès en sorcellerie : en te lançant sur la trace de Le Pen, cherchais-tu à faire scandale ?
Quoi qu’en disent certains, je reste de gauche et je pense que la gauche ne peut pas évoluer sans un regard lucide sur ses errements de ces trente dernières années. Tout ce qui peut aider à démonter les mythologies qu’elle s’est construites me paraît donc utile, non seulement à la gauche mais à toute la société. Même si cela est pénible pour les auteurs que nous sommes : au moment de la parution de La Face cachée du Monde, nous avions été encore plus stigmatisés ! Et Le Monde a fini par changer…[/access]
Jean-Marie Le Pen, une histoire française, Philippe Cohen et Pierre Péan (Robert Laffont).
*Photo : Droits réservés.
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