On se rappelle pour l’éternité la Béatrice de Dante ou la Laure de Pétrarque. On a un peu oublié Julie Charles (l’Elvire de Lamartine), l’Ewelina Hanska qui épuisa Balzac et le spolia de son mieux, ou même Juliette Drouet, la maîtresse au long cours de Hugo. Mais qui, hors les spécialistes, se souvenait de Léonie Biard, maîtresse auxiliaire de Hugo, qui les collectionnait ? Qui aurait soupçonné que le lugubrement sérieux Auguste Comte aurait trouvé l’inspiration de son Catéchisme positiviste dans les jupons de Clotilde de Vaux, certainement plus divine que Caroline Massin, son épouse ?
Le filon est en tout cas inépuisable, juge notre chroniqueur, dès lors que l’on s’intéresse aux auteurs ou aux artistes qui furent des serial niqueurs…
Un gros livre, Léonie B., et un petit livre, La Mijaurée d’Auguste C.. Le premier écrit en mode feuilleton, bâti en point / contrepoint (une structure si porteuse que Huxley intitula ainsi l’un de ses plus grands romans en 1928), alternant la vie de Léonie Biard, exploratrice du Spitzberg à une époque où les femmes voyageaient peu, et certainement pas dans les parages du Groenland, et celle de Victor Hugo, entre l’échec des Burgraves et la mise en œuvre des Misérables.
Le second est de loin le plus littéraire, entrant dans la psychologie du philosophe austère soudain illuminé par la beauté renaissante d’une femme intelligente. Ce petit livre verse davantage vers la littérature et la philosophie (Elisabeth Laureau-Daull a enseigné l’un et l’autre), et ses 140 pages, fort bien écrites, se lisent à toute allure.
Le gros livre se parcourt plus qu’il ne se lit, mais comme il est écrit par un vrai spécialiste de Hugo (Sébastien Spitzer est entre autres l’auteur du Dictionnaire amoureux de Victor Hugo), on a un certain plaisir à saisir au passage les allusions à l’œuvre du « plus grand poète français, hélas » — comme disait Gide. Et de fait, la quasi-totalité des vers cités appartient à la grande famille des œuvres de mirliton. Je ne meurs pas d’amour pour ce pair de France, réactionnaire bon teint avant d’incarner la république en exil, dont Paul Lafargue régla le sort, juste après son enterrement en 1885, dans La Légende de Victor Hugo — à lire absolument, c’est d’une méchanceté sanglante.
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Pour mémoire, Léonie Biard était l’épouse d’un peintre célèbre pour avoir le premier peint les parages du Pôle nord. Maîtresse de Hugo — une liaison tolérée longtemps par son époux, et par Adèle Hugo, qui se consolait des frasques de son poète de mari dans les bras du suifeux Sainte-Beuve —, elle est finalement prise en flagrant délit dans le lit de son amant, et jetée pour six mois à Saint-Lazare, où l’on enfermait les filles de mauvaise vie : les femmes infidèles, à l’époque, risquaient jusqu’à trois ans de prison (mais, Code Napoléon oblige, leur mari infidèle risquait tout au plus une amende, et encore s’il entretenait sa maîtresse au domicile conjugal : jugez du progrès, mesdames…).
Hugo, lui, pair de France, ne peut être arrêté — mais il n’arrêtera pas la rumeur publique, au moment même où il s’indignait du sort des enfants qui s’échinaient dans les caves de Lille et ailleurs.
Totor en tirera, s’il faut en croire Sébastien Spitzer, la matière même des Misérables, jetant sur ses Carnets : « C’est l’histoire d’une femme. C’est l’histoire d’une poupée. C’est l’histoire d’un homme. C’est l’histoire d’un saint. » Je veux bien. Grâces en soient rendues à Léonie.
Auguste Comte, c’est une autre histoire. Le pape du Positivisme s’encroûtait dans une philosophie dont, en athée militant, il avait banni toute transcendance. Physiquement, Comte est un remède à l’amour : « Il est laid. Il est petit. Son torse est long, son ventre est gros, ses jambes sont courtes, rien n’a jamais eu les proportions rêvées chez lui. Sa bouche, qu’un tic déforme, est mince. Le blanc de ses yeux est veiné de rouge. » Et une calvitie frontale précoce lui a certainement fait un front de penseur, mais « la mèche napoléon qui lui tombe sur le front ne fait plus illusion. »
Ce ver de terre tombe amoureux d’une étoile, d’une « divine », comme il l’appelle. Émile Littré, son disciple et le futur auteur du Dictionnaire, le sermonne : « Il ne s’agit pas de passion, mais de possession. Et si cette femme vous possède, c’est parce que vous ne la possédez pas. » Bref, le philosophe est esclave de sa passion, comme jadis Aristote qui d’après la légende consentit à se faire passer un mors et à servir de monture à la belle Phyllis — c’est ce que raconte le Lai d’Aristote (vers 1220). Ce n’est guère plus ridicule qu’Hercule vêtu en femme et filant la quenouille aux pieds d’Omphale.
Ah, ces hommes sous emprise… Ils devraient porter plainte, tiens !
A relire, du même auteur: Emprise, mâles toxiques, hommes déconstruits — et autres carabistouilles
« Qui aurait pu prévoir que l’homme froid et guindé qui se consacrait à la méditation pût céder au démon qui s’empare du mâle vulgaire au milieu de sa vie ? » La « divine » Clotilde est-elle seulement le marqueur d’une midlife crisis ? D’autant que le philosophe « n’avait jamais considéré que les femmes fussent une aide au progrès… »
Ce petit roman vrai raconte excellemment la manière dont une femme d’esprit (Clotilde de Vaux, avant de mourir précocement de phtisie galopante, a eu le temps de publier un recueil de poésie et deux nouvelles) infuse sa sensibilité dans le cœur desséché d’un pur intellectuel afin qu’il élabore une philosophie sociale dont l’amour serait enfin la transcendance.
Conseillons donc aux apprentis littérateurs de collationner les maîtresses oubliées des uns et des autres. La Mélanie Guilbert de Stendhal en a inspiré plusieurs, mais il reste du travail du côté de Métilde Dembowska. La Gisèle d’Estoc de Maupassant a été assez bien exploitée, mais il y a bon nombre de maîtresses connues et inconnues de l’auteur de Bel-Ami dont on peut tirer des feuilletons. Sans oublier Bertrand de Jouvenel, qui donna une seconde jeunesse à Colette. Avec à chaque fois, comme pour Léonie et Clotilde, des différences d’âge substantielles.
Un peu d’audace ! Nos grands écrivains ne furent pas nécessairement des anges — et peut-être même que la vertu (exigée aujourd’hui au nom de #MeToo et autres fadaises wokistes) est un obstacle à la création.
Sébastien Spitzer, Léonie B., Albin Michel, février 2024, 330 pages.
Elisabeth Laureau-Daull, La Mijaurée d’Auguste C., Diabase Littérature, février 2024, 140 p.
Et toujours :
Sébastien Spitzer, Dictionnaire amoureux de Victor Hugo, Plon, 2023, 736 p.