Dans Poussière dans le vent, le géant de la littérature cubaine met en scène une génération tentée par l’exil malgré son attachement à une histoire et une identité
L’Amérique du Sud est un continent plein de bruit et de fureur. Depuis les années 90, la situation politique n’a cessé d’être troublée, malgré le retour à la démocratie de la plupart des États, mais dans des conditions difficiles et aléatoires. Néanmoins, et c’est la bonne nouvelle, il nous vient toujours de ces pays une grande profusion de créations artistiques, en particulier dans le cinéma et la littérature. C’est évidemment toute une tradition culturelle bien ancrée qui, tant bien que mal, perdure.
L’emprise de la Révolution cubaine
L’écrivain cubain Leonardo Padura, né à La Havane en 1955, est un bon exemple de cette vitalité culturelle. À la fois romancier et scénariste pour le cinéma, il a su s’imposer avec des livres dans lesquels il exprimait son amour pour sa patrie, en même temps qu’il se livrait à une critique à peine voilée du régime. Ayant choisi sans déroger d’habiter à La Havane, il y raconte la vie de Cubains qui, comme lui, se débattent entre les contraintes de la Révolution et les aspirations à la liberté. À n’en pas douter, Cuba reste un lieu stratégique essentiel pour comprendre toute cette Amérique latine, qui n’en finit pas de se chercher. Le grand historien Fernand Braudel pouvait dire en 1966 : « La Révolution cubaine reste le trait de feu, la ligne de partage des destins de l’Amérique latine. »
Le nouveau roman de Leonardo Padura, Poussière dans le vent, se présente comme la vaste saga des Cubains tentés par l’exil, aux États-Unis ou ailleurs. Il y évoque les répercussions dramatiques de ce désir de fuite, notamment sur leur propre identité. Padura, dans ce dessein, fait se chevaucher différentes époques, de la fin des années 80 à nos jours. Il procède par flash-back, pour montrer l’évolution psychologique de ses nombreux protagonistes, sur au moins deux générations. Il soupèse ces destins, légers comme des feuilles mortes, et ballottés au gré des contingences d’une histoire politique mouvementée.
Une bande d’amis tentés par l’exil
L’un des points forts du roman de Padura est sa construction à la fois complexe et parfaitement logique. Tout commence avec la jeune Adela, née à New York de mère cubaine. Elle désire plus que tout retrouver ses propres racines, au grand dam de cette mère, la mystérieuse Loreta. Cette dernière a quitté Cuba vingt ans plus tôt, changeant de nom, et laissant derrière elle sans explication toute sa bande d’amis, le « Clan », comme ils s’appelaient eux-mêmes.
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Padura revient alors sur cette petite société de Cubains bons vivants, dans leur pays d’origine, puis en exil, nous décrivant la manière dont ils prennent l’existence, et aussi leurs secrets, parfois sordides, dont étaient tissés leurs jours. Le romancier va nous en révéler les tenants et aboutissants, avec un art du suspense très efficace : Padura n’est pas pour rien auteur de romans noirs. Il y a donc Elisa, devenue Loreta aux Etats-Unis, dont le père était diplomate. L’exil lui permettra de tout recommencer à zéro. Il y a Darìo, brillant neurologue, mais à la carrière bloquée par la bureaucratie. Ou encore Walter, être instable (il se drogue), qui se suicidera ; la police enquêtera sur cette mort suspecte, mettant sur la sellette quelques membres du Clan, en particulier l’homosexuel Sterling. Surtout une question les hante tous : y a-t-il parmi eux un indicateur ?
Bilan désastreux
Tous ces personnages sont en somme des naufragés, ou du moins, comme la jeune Adela, en recherche d’eux-mêmes, ou de filiation. C’est l’un des points forts du roman, de montrer cette déficience chez chacun. Je ne raconterai évidemment pas la fin, mais insisterai néanmoins sur le bilan désastreux, semble-t-il, que tout ceci implique. C’est Bernardo, l’alcoolique, qui, dans un moment de lucidité, l’explicite ainsi :
Leonardo Padura sait insuffler une dimension de fatalité dans le caractère de ses personnages. Il fait penser souvent à Kundera (autre romancier de l’État totalitaire), lorsqu’il décrit ces hommes et ces femmes obsédés par leur propre volonté de s’échapper d’un monde condamné, et d’assouvir leurs désirs ‒ grâce souvent à l’érotisme. Les personnages féminins de Padura, comme dans les romans de Kundera, jouent fréquemment le premier rôle, face à une sorte de résignation chez les hommes. Avec Adela, en particulier, la nouvelle génération est bien représentée, lucide et sachant ce qu’elle veut.
Poussière dans le vent fait le portrait d’un Cuba qui essaie de survivre, grâce à son âme de toujours. Fernand Braudel parlait aussi, dans le même passage que j’ai cité, du « drame cubain ». En ce sens, Padura illustre les efforts de tout un peuple, incroyablement attachant, pour surmonter les crises à répétition ‒ même si, à l’heure qu’il est, nous sommes peut-être encore loin d’un dénouement favorable.
Leonardo Padura, Poussière dans le vent. Traduit de l’espagnol (Cuba) par René Solis. Éd. Métailié