Stéphane Lambert dessine le portrait de Léon Spilliaert
L’été n’est guère propice à l’introspection. Le beau temps repousse les états d’âme jusqu’à l’automne. C’est pourquoi le Musée d’Orsay, après la Royal Academy, accueillera du 13 octobre 2020 jusqu’au 10 janvier 2021 une exposition consacrée à Léon Spilliaert (1881-1946), notamment ses œuvres produites entre 1900 et 1919, une première en France depuis quarante ans pour cet artiste belge assez méconnu du grand public. Il y a des peintres de la lumière qui brûlent la rétine, qui prophétisent la couleur, qui célèbrent les moissons dorées, et d’autres qui s’aventurent dans les anfractuosités. Une grisaille indélébile en héritage se déverse sur la toile comme si un bagage trop lourd et trop terne pesait depuis l’enfance sur le pinceau du ténébreux ostendais.
Léon Spillaert, peintre de la noirceur flamande
La noirceur était sa terre d’exil. Son côté sombre de la force l’emportait sans pour autant asphyxier, sans mettre à distance celui qui regarde. Ses toiles ont le goût étrange et inconfortable des dimanches soir, les veilles de retour au pensionnat. Face aux peintures de Spilliaert, le malaise apparent devient plaisir, presque addiction nostalgique, on est happé par ces décors d’outre-tombe, on s’identifie à ces solitudes errantes, notre esprit se perd alors dans la ligne de fuite, dans ce rêve brumeux, comme si derrière, très loin, au fond du tableau, se nichait un ailleurs invisible.
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Chez Spilliaert, l’échappatoire est un leurre, l’enfermement, une autre façon de supporter l’existence. Ce voyage en territoires intérieurs fait grincer notre mémoire, nous oblige à affronter nos peurs. Paysages désolés, horizons inquiétants, yeux exorbités, phares lointains, mer épaisse et somnolente, silhouettes à l’abandon, arbres noueux dans des forêts fantomatiques, rues désertes éclairées à la bougie, escaliers interminables sans but, symbolisme à la Maeterlinck, ce romantisme des gens du Nord, Spilliaert le contracte, il mélancolise l’âme flamande.
Stéphane Lambert, essayiste délicat
Ostende, sa ville de naissance, dépouillée de toutes fioritures, exhale des parfums amers. Ces étendues plates et menaçantes, balayées par les vents violents, ont nourri l’art de Spilliaert et son caractère inquiet. Pour capter le regard d’un peintre, essayer de toucher une parcelle de sa vérité, il faut un accompagnateur, un initiateur. Stéphane Lambert est cet entremetteur. Essayiste délicat qui refuse les chronologies lourdaudes ou les exégèses indigestes, il a inventé une nouvelle façon d’écrire sur l’art.
Il caresse les vies passées en se mettant parfois en scène ou en se plaçant dans la peau du peintre ; il va même jusqu’à plonger carrément dans l’œuvre, lui susurrer sa signification intime. La lecture prend une forme déstructurée très agréable, très audacieuse aussi, toujours soutenue par un style poétique où les mots sont chargés. Lambert ne se contente pas de tirer le portrait à la sauvette d’un peintre, de réciter quelques poncifs, il donne à penser et à s’imprégner totalement de l’œuvre.
ACauseur, nous avions déjà parlé de son précédent ouvrage Visions de Goya, l’éclat dans le désastre » en 2019 qui a reçu le Prix André Malraux. Toujours chez son éditeur Arléa, il vient de sortir Être moi toujours plus fort . Avant que la France ne succombe au charme elliptique de Spilliaert à la prochaine rentrée, munissez-vous de ce court texte agrémenté de plusieurs illustrations.
Névroses d’un monde parallèle
Ce guide qui ne ressemble pas à un guide et c’est tant mieux, vous fera entrer dans l’univers mental de Spilliaert, vous y partagerez les névroses de son monde parallèle. « La mer reste, pour le peintre, source d’enchantement. Il ne l’aime jamais autant que lorsqu’il la retrouve : l’air le surexcite ; tout lui paraît neuf et fantastique. Il se promène des heures le long de l’eau, marchant des kilomètres sans regarder la ville s’éloigner derrière son dos. Le vent forme autour de lui un couloir qui l’isole, où il plonge jusqu’au fond de lui-même. Plus rien ne l’atteint. Ses pensées débouchent là où il n’y a plus moyen de penser » écrit Lambert qui, pas à pas, tente de percer le mystère de Spilliaert.
Plus il s’en approche, plus la figure du belge s’enfuit et résiste : « L’ombre de Spilliaert demeurait aussi insaisissable qu’elle l’avait été pour lui-même. Une vie ne se fixe pas rétroactivement, sa mémoire continue de vibrer à travers nos vibrations. Nos pensées ne sont jamais finies ».
Être moi toujours plus fort de Stéphane Lambert – Arléa
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