L’intégralité des chroniques parisiennes de Léon-Paul Fargue enfin réunies dans un beau volume
Dans la chronique comme dans d’autres disciplines athlétiques, il y a les parvenus et les maîtres, les suiveurs et les sprinteurs. Car, ne vous y trompez pas, la chronique est un sport de haut niveau, la performance est son mode d’expression, elle demande régularité et fulgurances, endurance et accélérations dans les derniers mètres, ce coup de rein salvateur qui réveille le lecteur en l’extrayant de ses habitudes paresseuses. Léon-Paul Fargue (1876-1947), montmartrois de cœur et jet-setteur avant l’heure, fut cet oiseau de nuit, aussi à l’aise dans le tout-Paris arty que rue Lepic, au milieu des autochtones affairés. Fargue, poète du bitume, sociologue du pavé, rétameur du Vieux Paris avait un tour de main que l’on devrait enseigner dans les écoles, un toucher de plume qui irisait les boulevards. Une manière de fixer l’objectif sur un quartier, une rue, une personnalité ou une attitude, dressant ainsi un catalogue des apparences parisiennes, à la fois traité de psychologie intra-muros et cartographie du quotidien.
Un Champollion promeneur
Fargue, ce Champollion promeneur a décrypté les us et coutumes d’une population disparue, de ces métiers abandonnés et des identités rattachées à chaque arrondissement. Il a su définir cette matière humaine instable, le froissé, défroissé des habitants de la capitale : « Un Parisien riche est un Parisien, un Parisien pauvre également. C’est une sorte de teinte, cela correspond à la qualité d’un tissu ». Relire Fargue, se lover dans sa prose, c’est respirer l’Air de Paris, mais surtout apprécier son art de la digression et son côté artificier. Avec lui, c’est tous les soirs, nuit de 14 juillet, le brillant d’une description n’est jamais gratuit, derrière l’éclat, le pamphlétaire, moraliste par nature, veille au recadrage. L’amertume pointe souvent son nez sous l’aspect carnavalesque de sa lyre urbaine.
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Les Éditions du Sandre ont choisi comme saine et inestimable mission de présenter les œuvres complètes de l’artiste, elles viennent d’abord de réunir l’intégralité des chroniques parisiennes (1934-1947) sous le titre L’Esprit de Paris (une édition établie et annotée par Barbara Pascarel). Suivront prochainement un tome II « Poésie et récits » et un tome III « Chroniques littéraires, artistiques, politiques et autres écrits ».
Ce beau et gros volume de plus de 740 pages comprend Le Piéton de Paris (1939), les Chroniques Parisiennes de 1934 à 1941, les Chroniques de Paris sous l’Occupation de 1941 à 1944 et les Textes d’Après-Guerre de 1945 à 1947 et Posthumes. Aujourd’hui où Paris croule sous le règne du marteau-piqueur et où les cafés ferment en milieu de soirée à cause d’une pandémie, il est instructif et drôle de retrouver notre capitale (déjà) en chantier permanent et ce, avant-guerre. Fargue dénonce le plan d’urbanisme Marquet (1934) censé décongestionner la ville : « Ce Paris n’est plus. On l’excorie, on le laboure, on le dépiaute, on le vide comme un lapin. […] Aujourd’hui, Paris ressemble entre ses portes à un souvenir de guerre, à Moscou qui se débyzantinise, au Creusot, à la Ruhr, à la Truyère ».
La guerre entre Montmartre et Montparnasse
Fargue demeure le meilleur analyste militaire dans la guerre fratricide qui opposa Montmartre à Montparnasse, dans cette lutte, il ne cacha pas son indéfectible soutien à la Rive Droite, griffant dès qu’il le pouvait, les coquetteries de la Rive Gauche : « Beaucoup de Parisiens de la grande époque faisaient le voyage de Montparnasse comme on ira aux chutes du Niagara ou à l’effondrement de Mars […] Montmartre a pour moi plus d’humanité, plus de poésie, plus de classe, et, comme dit l’autre, on s’y défend encore, ce qui signifie que l’on y est encore chez soi. Tout autre est l’atmosphère de Montparnasse, quartier minuscule et grouillant, sans histoire et sans légende ».
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Fargue contre les fermetures covid
Les cafetiers dans la difficulté auraient bien besoin d’un Fargue pour prendre leur défense. Aux pires heures de l’histoire, quand Paris avait pris l’accent fridolin, le bistrot était cet âtre qui tient chaud aux Hommes ayant perdu honneur et espoir : « C’est dans un café que l’orgueil tombe à nos pieds, que le vrai talent se fait reconnaître, que les bavards emploient, pour conter ou pour définir, des images vigoureuses et des termes précis où se reconnaissent le souffle de la vie et la bonne odeur des choses exactes. Mais où sont encore ces lieux divins, dans la migraine indigo de l’Europe ? ».
L’Esprit de Paris de Léon-Paul Fargue – édition intégrale des chroniques parisiennes – Éditions du Sandre.
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