En 1888, celui qui vient de publier Le Désespéré rédige une ode au trio fantastique Paul Verlaine, Jules Barbey d’Aurevilly et Ernest Hello : Un brelan d’excommuniés. D’après lui, les trois hommes incarnent une création lumineuse qui s’oppose à la frilosité mortifère de l’Église, et au sombre destin proposé par une société qui n’a que le « progrès » à la bouche.
Sous l’aile – et le charme – de Barbey d’Aurevilly
Léon Bloy n’aura eu qu’à traverser la rue pour trouver du boulot auprès de Barbey d’Aurevilly, son voisin du quartier de l’École-Militaire. L’écrivain normand donna au jeune Bloy la possibilité de l’assister et d’intégrer le quotidien L’Univers, marchepied prestigieux vers le monde des Lettres. Mais cette aide providentielle ne saurait expliquer son admiration pour le « Connétable des lettres », ce dandy biberonné aux poèmes de Lord Byron, dont l’œuvre traça des pointillés pour le décadentisme en gestation. En 1887, son recueil de nouvelles magistrales Les Diaboliques heurte la sensibilité d’un microcosme parisien ; les exemplaires sont saisis, alors que leur auteur est poursuivi pour « outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs, et complicité ». À la lecture de cet ouvrage tant décrié, Léon Bloy décryptera la pudibonderie ambiante : « Les femmes des Diaboliques sont, en effet, tellement les épouses du Mensonge que, quand elles se livrent à leurs amants, elles ont presque l’air de Lui manquer de fidélité et d’être adultères à leur damnation pour la mériter davantage. […] leur abominable gloire est d’avoir dépassé toute fraude humaine pour s’enfoncer dans l’hypocrisie des anges. ».
Le salut par Hello
Écrivain au poids philosophique considérable, le breton Ernest Hello semble être un spectre du XIXème siècle, tant son œuvre fut ignorée. En 1927, Stanislas Fumet lui préfère néanmoins le titre de penseur à celui de philosophe : « Un penseur, c’est un homme qui découvre plutôt qu’il n’analyse ». Cet apologiste chrétien à l’existence quasi-érémitique, disciple de Joseph de Maistre, qui plus tard contaminera la plume de Huysmans ou encore Bernanos, offrit une quinzaine d’ouvrages aux yeux clos du monde ; et c’est depuis sa tombe qu’il constatera la publication de la moitié d’entre eux. Tout comme l’auteur du Salut par les Juifs, Hello est l’enfant d’une mère pieuse et d’un père qui passe plus du temps dans ses affaires qu’aux pieds de la croix. Et c’est au natif de Lorient que Léon Bloy doit en partie sa trajectoire d’écrivain catholique. Dans un regard empli à la fois de fascination et de cruelle lucidité, il explique – par la lisière subtile entre mysticisme et prophétie – les critiques et moqueries qu’a essuyées le météore breton : « Le malheureux, néanmoins, n’est pas prophète. Il ne sait pas le moment précis, la minute élue pour l’apparition de la Face conspuée dont l’aspect changera la neige des monts en ruisseaux de feu. Mais il croit deviner que cette minute est sa voisine et son désir déflagrant la veut manifeste, soudaine, extemporanée, crevant tout de son éclat, comme une intrusion de soleil. »
On s’arrangea pour enterrer Verlaine
Verlaine a entamé sa déchéance. L’alcool, la prison et la misère rythment ses jours. Lassé d’innombrables allers-retours entre la fange et la cime des cieux, il guette la mort barricadé derrière ses démons. Sans forcer l’intimité du poète – impudence qu’il laisse à ses contempteurs –, Bloy se focalise sur la résonance de sa foi : « L’auteur de Sagesse, au lendemain de sa conversion, n’a pas imaginé d’autre besogne que l’imploration du pardon. […] Mais c’est le christianisme des catacombes, cela, c’est l’immolation absolue du cœur dans l’humilité parfaite, et il n’est pas surprenant que le prospère bétail de nos sacristies n’y comprenne rien ! ».
Évoquant les difficultés que le poète a rencontrées au début des années 1880 – allant jusqu’à comparer ses déboires professionnels à la condition du lépreux –, il conclut : « Verlaine est, je crois, le plus déchirant exemple que nous ayons sous les yeux de la vindicte éternelle des brutes contre les entités supérieures. ».
Un combat pour l’éternité
À travers ce texte, le polémiste qui n’avait pas encore rallié « Cochons-sur-Marne » dénonce le monde qui se profile, son puritanisme, ses infidélités à Dieu et au Beau. Assoiffé d’absolu, ses vociférations sont autant l’expression d’une colère face à son époque et d’une méfiance vis-à-vis des mutations à venir, qu’un cri de ralliement pour les antimodernes qui lui succéderont à travers les siècles.
Catholique furieusement anticlérical, qui crut deviner l’Apocalypse dans les charniers de la guerre de 1870, puis une nouvelle fois dans ceux du premier conflit mondial, Bloy ne supportait pas l’idée de ne pouvoir être témoin de la parousie. Un an avant la fin de la Grande Guerre, il rejoint ses deux fils dans l’au-delà ; et c’est peut-être tant mieux. Car l’imprécateur, qui du haut de sa misère passa sa vie à hurler face au silence de Dieu, aurait sûrement considéré comme une ultime trahison de voir le second avènement du Christ à nouveau repoussé.
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