Le visionnage sur YouTube du récital au théâtre des Champs-Elysées de 1984 est un éblouissement.
Dans l’obscurité stricte de la scène, des tams-tams ajustés laissent place à un type tout de blanc touffu. Il porte une chemise rouge qu’il souhaite donner au public, car son père les trouvait formidables, ces chanteurs qui jettent leur chemise dans la foule venue les applaudir ? « De la toile ?… De la toile… Mais c’est une voile !… De la corde ?… Oui, mais… taillée dans la miséricorde… De la soie ?… Je fais des vers, mais pas de soie… Du fil ?… du satin ?… du nylon ?… Mais non, mais non… Cette chemise-là, c’est bien mieux que cela… Ecoutez bien… » Son visage cède alors à une émotion qui lui fait plier le regard et les rides … Cette chemise-là… Une autre émotion, plus mouvante encore, vient creuser profondément ses fosses oculaires… C’est de la Poésie… Jusqu’à cette libre mélancolie qui prête à toutes les faces de l’expression son gai savoir ! Comme promis, Ferré jette sa chemise rouge au public.
Le spectacle peut commencer…
La vie d’artiste
A présent tout vêtu de noir sur les planches déshabillées de nuances, seule sa crinière grise nous permet de deviner les formes. Il se lance, agile… D’abord à travers les notes fluides du piano d’où plane ce conte musicalisé d’amourette ancienne : « On s’est rencontrés par hasard, ici, ailleurs ou autre part… Et tu croyais en ma bohème… Mais si tu pensais à 20 ans qu’on peut vivre de l’air du temps : ton point de vue n’est plus le même… » Puis il entame son hymne aux artistes : « Ils sont d’une autre race, et ne le savent pas; ils sont d’un autre clan et se mêlent à vous… Les artistes… Ce sont des gens d’ailleurs ! Les artistes… » La terre tremble… Comme lorsqu’il ranime de son timbre prophétique Baudelaire, son Invitation au voyage, qu’il confond si élégamment avec sa solitude à lui, pêle-mêlant à merveille la ribambelle enchantée des plus grands poètes… De l’ancien François Villon, ses frères humains aujourd’hui nôtres, aux cris modernes d’Apollinaire… Marizibill… L’Adieu ! La porte !… Et puis son propre poème, La mémoire et la mer, dont j’apprendrai plus tard qu’il existe une version de 440 vers, écrite dans la quiétude d’une île, son île…
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Il n’y a plus rien
Et puis… et puis… Ce final… « Ecoute… Ecoute… » Grandiose ! « Dans le silence de la mer, il y a comme un balancement maudit qui vous met le cœur à l’heure… Avec ses vibrations… L’immobilité, l’immobilité… Ça dérange le siècle… C’est un peu le sourire de la vitesse et ça sourit pas lerche, la vitesse, en ces temps… » Définitivement ! « Le désordre, c’est l’ordre moins le pouvoir ! » Il n’y eut plus rien… Il n’y a plus rien… que des mots torchés d’émois avant un hommage vibrant à l’Anarchie.
Scène agonisante
Un grand soupir général emprunté au Maître, qui revient une dernière fois vivifier la scène agonisante : « Quand tu rentres chez toi, tu es seul… Je l’ai dit tout à l’heure, tu nais tout seul, tu meurs tout seul, c’est pas des conneries, hein… C’est vrai ! Bon ! Quand tu rentres chez toi, ne prends pas des habitudes… Et n’oublie pas ! N’oublie pas ce que je vais te dire. Tous les jours… sans t’arrêter… au-dedans de toi… Dis-toi le toujours, dis-toi bien que le pouvoir, d’où qu’il vienne, c’est vraiment de la merde ! »
Ferré, enfin, prend la fuite. On se sent seul. C’est le même sentiment qu’on voit scintiller sur les visages en-allés de l’hémicycle, les applaudisseurs, qui doivent à présent se transbahuter dans une autre sphère, chez soi, prendre la sortie, la rue, ses feux, son râle, ses autos, sa pléthore de piétons, pour la route…. L’air commun du métro.
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