« Le fait est que si, en Occident, le courant dominant des écrits sur le Troisième Reich a été et reste sans ambiguïtés hostile au nazisme, au cours des trente dernières années la majorité de ceux qui concernaient le communisme et l’Union soviétique ont été, à des degrés divers, bienveillants à leur égard. » Richard Pipes est un historien engagé et ne s’en est jamais caché. Un temps conseiller pour la Sécurité nationale de l’Administration Reagan, il est considéré comme un grand spécialiste de la Révolution russe dans laquelle il voit l’un des pires événements du XXe siècle. Son œuvre, très peu traduite – et ceci explique peut-être cela – prend à rebours l’historiographie occidentale sur la question, comme il l’explique dans un petit livre synthétique, Les trois pourquoi de la Révolution russe, qui est la substantifique moelle de ses précédentes sommes : « Parmi les historiens occidentaux, l’idée qui prévaut est que la chute du tsarisme ainsi que le triomphe du bolchévisme étaient prédestinés alors que l’émergence de Staline comme successeur de Lénine a été une espèce d’accident. »
Les trois « pourquoi ? » qu’il pose, pour montrer l’importance du « facteur humain », aurait dit Graham Greene, dans ces événements de 1917 à 1924, sont : « Pourquoi le chute du tsarisme ? », « Pourquoi le triomphe des bolcheviks ? » et surtout « Pourquoi Staline a-t-il succédé à Lénine ? » Pipes insiste dans les réponses aux deux premières questions sur ce qu’il appelle l’« évitabilité » de tels événements.
Pour ce qui concerne le tsarisme, par exemple, il constate que, malgré les tensions sociales, peu de monde demandait en Russie un changement radical de société. [access capability= »lire_inedits »]Suite à la Révolution de 1905, la monarchie russe reçoit des centaines de cahiers de doléances où il est surtout question de taxes moins lourdes pour les paysans, de la journée de huit heures, du droit de se syndiquer pour les ouvriers ou de minorités réclamant davantage d’autonomie et, comme le remarque Pipes : « Le régime en place aurait pu accéder à toutes ces demandes si ses dirigeants en avaient eu le courage, et l’intelligentsia le bon sens de l’y aider. » Même la guerre de 1914, mal menée, aurait pu ne pas être fatale à Nicolas II, pourtant entouré d’un climat de suspicion. Il lui aurait suffi, comme le fera Lénine peu de temps après, de signer une paix séparée.
La prise du pouvoir par les bolcheviks était évitable, elle aussi, selon Pipes. Dans leurs écrits, Lénine et Trotski s’avouent minoritaires dans une société en pleine ébullition et montrent qu’ils savent que la voie qu’ils proposent est risquée et aléatoire. Comme Malaparte, Pipes pense que l’accession de Lénine au pouvoir tient davantage d’un coup d’État mené avec maestria que d’une révolution à proprement parler. Les bolcheviks étaient des hommes habiles, décidés, rompus à la propagande, doués d’un sens tactique remarquable. S’ils ont réussi, c’est à la fois parce que leurs adversaires étaient désunis et que la population a vu en eux une solution qu’elle croyait provisoire. Et quand elle a compris que ce ne serait pas le cas, dès 1920-1921, elle s’est massivement soulevée contre ce nouveau régime fondateur du totalitarisme moderne.
On pourrait d’ores et déjà discuter quelques thèses de Pipes. Cette notion d’« évitabilité », cette utilisation du conditionnel passé a toujours quelque chose d’un peu étrange en histoire. On veut bien admettre que rien n’est écrit d’avance, mais la lecture de Pipes sous-estime volontairement certains facteurs – et non des moindres – comme l’hostilité, en octobre 1917, du reste du monde et la mise sous embargo de la Russie dès l’année suivante, avant l’ouverture d’une guerre ouverte qui ne fut peut-être pas pour rien, tout de même, dans le durcissement du nouveau régime.
Mais là où, nous semble-t-il, l’idéologue rejoint l’historien et où, de ce fait, Pipes entre en contradiction avec sa propre démarche, c’est quand il décrète que l’« évitabilité » de l’événement n’est plus de mise pour expliquer pourquoi Staline a succédé à Lénine. C’est même tout le contraire : « Là, je suis enclin à avoir recours à la notion d’inévitabilité. » On comprend alors que Pipes entend prouver que Staline n’est pas un accident, mais une conséquence logique de la révolution bolchévique due, notamment, à l’échec de son exportation à l’Ouest et à l’émergence précoce d’une bureaucratie permettant un contrôle accru de la population. Comment oublier, quand on veut expliquer l’ascension de Staline, la part des facteurs contingents comme la maladie de Lénine, la division des opposants, les erreurs tactiques de Trotski dues à son orgueil, sans parler du testament de Lénine, daté de 1923, où Staline est déjà décrit comme un danger potentiel ? Toutes choses qui inclinent précisément à penser que Staline était « évitable ».
D’ailleurs, Pipes, presque malgré lui, remarque : « Je pense que Staline se considérait sincèrement comme un disciple de Lénine, comme un homme destiné à mener à bien ses intentions. À une exception près, le meurtre des camarades communistes, crime que Lénine n’a pas commis, il a fidèlement rempli son programme, domestique et étranger. » Les premières victimes de Staline furent les bolcheviks eux-mêmes. Certes, cela ne suffit pas à disculper l’un pour condamner l’autre. On peut néanmoins reconnaître qu’il existe entre les deux hommes plus que des petites différences.[/access]
Les trois pourquoi de la Révolution russe, de Richard Pipes (Éditions de Fallois).
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