Tout un symbole. Le Legend Café du Mans, bien connu pour sa décoration dédiée au célèbre circuit des 24 Heures et pour sa musique électro, est placé en redressement judiciaire. Des ennuis financiers, qui tiennent en partie à une baisse drastique de sa fréquentation, sont à l’origine de cette sortie de course. C’est que le Legend Café se trouve rue du Port, en plein centre-ville, où l’insécurité a explosé. « C’est une horreur ! s’exclame avec force son gérant, Cyril Hutin. La délinquance est quotidienne. La représentante d’un fournisseur s’est même fait agresser en plein jour ! Mes salariés et mes clients ne sentent plus en sécurité. » Voilà qui a de quoi surprendre. Le Mans n’a jamais été connu pour son insécurité, bien au contraire. La capitale de la Sarthe, aux portes de la Bretagne et du grand Ouest, était auréolée d’une réputation de tranquillité absolue. À l’image de la cathédrale Saint-Julien, aussi méconnue que belle, et de son quartier historique qui a servi de décor pour Le Bossu et Cyrano de Bergerac, Le Mans semblait figé dans le temps. Seul le circuit automobile, cher à Paul Newman et à François Fillon, insufflait un peu de nervosité à l’une des grandes villes les plus calmes de France. La seule, avec Brest, à ne pas avoir de police municipale, jusqu’à aujourd’hui.
Et voilà que, même ici, le climat est en train de changer. Depuis quelques années, les agressions sont devenues monnaie courante[access capability= »lire_inedits »] – « presque tous les week-ends », selon un policier. Pas dans les quartiers périphériques et difficiles, insiste-t-il, mais bien au cœur de la ville. Le soir de mon arrivée, le 17 octobre dernier, trois jeunes filles ont été brutalement agressées par une bande. Le même soir, une commerçante a été attaquée en sortant du restaurant : « Des jeunes ont voulu arracher la mallette d’un ami, c’était très violent », raconte-t-elle, encore secouée. La place de la République, immense zone piétonne bordée par le vieux couvent de la Visitation, ainsi que par McDo et Monop’, est devenue le centre de l’insécurité. Des bandes de jeunes désœuvrés y traînent de la fin de l’après-midi jusqu’au petit matin. « Le trafic de drogue, avec les agressions et les bagarres, sont concentrés dans ce qu’on appelle le ’’Triangle d’or’’, formé entre la place de la République, la rue du Docteur Leroy et la rue du Port », explique le policier.
Il ne s’agit pas non plus d’exagérer. Jean-Michel et Marie-Josée habitent dans le quartier depuis cinquante ans : « On ne se sent plus à notre aise, mais nous n’avons pas peur ! », racontent ces retraités avec une vivacité de jeunes gens. Le syndic de leur immeuble a récemment installé des grilles à l’entrée : « On n’avait jamais imaginé en mettre ! Le Mans était très sûr, c’est fini maintenant », déplore Marie-Josée. De leur balcon, ils sont témoins de fréquentes agressions. Dans les rues adjacentes, ils voient des sachets de drogue passer de main en main.
La drogue, c’est aussi la préoccupation de Jean-Michel Batailler : « On a laissé le trafic s’installer, en pleine journée, et à la vue de tous, notamment à cause de l’insuffisance des effectifs de police. » La cinquantaine énergique, ce restaurateur, élu d’opposition au conseil municipal sur la liste de Les Républicains (ou liste LR), siège à la commission de la sécurité de la ville. Avec une pointe d’accent du Sud-Ouest, dont il est originaire, il brosse un tableau sombre de la situation : « Il n’y a que six agents de nuit, pour une ville de 142 000 habitants ! Dès qu’un réseau est démantelé, deux autres se créent. Et la plupart des trafiquants n’ont que 16 ou 17 ans. »
D’où vient la drogue ? De Guyane, parfois : en mars dernier, la police a saisi un colis contenant 4,2 kilos de cocaïne, envoyé tout simplement par la poste à l’un des nombreux habitants d’origine guyanaise vivant au Mans. De Paris et de ses banlieues, le plus souvent : la ville n’est qu’à une heure en TGV de la capitale, et un millier de Manceaux font le trajet chaque jour. Certains pensent à un phénomène identique à celui des Halles à Paris, où le RER charrie les bandes venues de banlieue. Le TGV et surtout le tramway du Mans, inauguré en 2007, pour relier les périphéries au centre-ville, sont-ils responsables du déplacement de l’insécurité ? « Le trafic existait déjà bien avant le tramway », juge Jean-Michel Batailler. « Les bandes vivent en centre-ville, dans les HLM de l’avenue Jean Jaurès, ou avenue de la Gare », renchérit une commerçante. Antonin Flament, directeur de cabinet du préfet de la Sarthe, Corinne Orzechowski, est également convaincu que « les transports en commun ne sont pas le facteur principal de la délinquance ».
Le représentant de la préfecture ne nie pas pour autant la situation: « Ce n’est pas une illusion, l’insécurité est bien réelle », affirme-t-il. En revanche, la mairie en semble beaucoup moins certaine. « Ce n’est pas dans la philosophie de la municipalité », résume sobrement un policier. Qu’est-ce qui n’est pas dans la philosophie de la municipalité, le réel ?
Le Mans n’est pas une ville bourgeoise. Les usines automobiles, qui ont attiré nombre de ruraux, en ont fait un bastion communiste de 1977 à 2001, sous le règne de Robert Jarry. Son successeur, le sénateur-maire socialiste Jean-Claude Boulard, a longtemps nié tout problème de délinquance. Les commerçants et restaurateurs ne veulent pas d’ennui avec la mairie, et témoignent tous sous couvert d’anonymat. Seul Cyril Hutin, le gérant du Legend Café, ne s’embarrasse pas de précautions : « Il y a une omerta totale du pouvoir en place sur le sujet. Je n’ai pas peur de le dire, je suis un simple aubergiste, sans étiquette. »
La vague de l’insécurité a cependant fini par atteindre l’Hôtel de ville. Malgré ses divisions, et un terreau historiquement défavorable, la droite s’est emparée du sujet, et a bien failli renverser le maire sortant. « On a loupé la mairie de 1500 voix », enrage encore Jean-Michel Batailler. Avec 11 % des suffrages, son meilleur score au Mans, le Front national était présent au second tour. Cette nouvelle donne a convaincu Jean-Claude Boulard de créer une police municipale. Au conseil municipal, on a longuement débattu pour savoir si les futurs agents seraient armés. Verdict : seulement une matraque. « Mais ils auront des gilets pare-balles, cela montre qu’il y a un problème », déplore l’élu Les Républicains, qui rapporte que des fusils à pompe et des machettes ont été aperçus dans certaines bagarres. De son côté, le maire-adjoint « à la Vie des quartiers et à la Tranquillité publique » Christophe Counil tient encore à distinguer le « sentiment d’insécurité » de l’insécurité réelle : « Les chiffres sont restés stables en ville », assure-t-il. Le document relatif à la stratégie territoriale de sécurité à l’horizon 2020, rendu public par la mairie en octobre dernier, note même une diminution de 3 % des atteintes aux biens depuis 2011. Le maire-adjoint se félicite de la création de la police municipale : « Elle va permettre de libérer la police nationale, qui pourra se consacrer entièrement au trafic de drogue. » La mairie a également fait installer des caméras de « vidéo-protection » (la terminologie officielle pour la vidéosurveillance) dans certaines rues. Autre aspect du dispositif, les sanctions judiciaires pénales, qui sont réputées être plus sévères qu’ailleurs : « Au Mans, la prison ferme arrive très vite, cela dissuade vraiment dans le milieu de la délinquance », assure un policier.
Pour la plupart des habitants, il n’y a aucun doute : cette progression de la délinquance a quelque chose à voir avec une immigration qu’on sait de moins en moins intégrer. À l’étage au-dessus, celui des pouvoirs publics, c’est une autre chanson : si un consensus sur l’existence de la délinquance au Mans émerge péniblement, ses caractéristiques communautaires restent taboues. Le maire-adjoint Christophe Counil a une réponse toute faite : « Comme dans toute la France, Le Mans a une population qui change, mais il ne faut pas tomber dans l’amalgame ! » Antonin Flament, dircab du préfet, l’avoue carrément : « Vous ne me ferez pas parler de l’aspect communautaire de la délinquance, même s’il y en avait un. » Les habitants protégés par l’anonymat n’ont pas ces pudeurs. Non loin de la cathédrale, un restaurateur lâche : « Je ne veux pas être raciste, mais ce ne sont que des Blacks ! » Le gérant du Legend Café abonde : « On est toujours obligés de se justifier du soupçon de racisme, à présent, mais cela ne m’empêche pas de constater. »
Ce qui est certain, c’est que Le Mans compte désormais une forte population d’origine étrangère. Aux immigrés présents de longue date, se sont ajoutés les Congolais et la deuxième plus importante communauté tchétchène de France, après Lyon. Une légende urbaine prétend que la mairie a favorisé l’accueil de ces migrants contre des subsides de l’Etat. « Mais nous n’avons aucune preuve », précise un commerçant, dépité. Ce qui est certain, c’est que Le Mans, à une heure de Paris, avec ses loyers modérés, représente une aubaine pour les nouveaux venus. La police évoque la mafia tchétchène, arrivée avec certains réfugiés du Caucase. Un groupe criminel silencieux, mais actif. « Pour l’instant, les règlements de compte, parfois meurtriers, ont lieu entre eux. Mais quand ils seront bien installés, ça va être difficile de lutter contre cette mafia », prévient un policier.
À côté des discrets Tchétchènes, la communauté congolaise est plus visible. On la rencontre dans les rues du centre-ville, avec ces groupes de jeunes, que l’ont dit pour beaucoup déscolarisés ou sans travail, et ces mères de famille, en habits traditionnels africains. Une ambiance qui ne dépayse pas Lionel Minard, pasteur de l’Eglise protestante baptiste du Mans, qui fut missionnaire au Cameroun pendant treize ans. Nous le retrouvons dans une salle d’études bibliques. La carte des chrétiens persécutés dans le monde est accrochée au mur. La communauté congolaise est majoritairement évangélique, et le pasteur compte quelques familles dans sa paroisse. Mais la plupart gravitent autour d’Eglises ethniquement homogènes, qu’on estime à une petite dizaine pour la seule ville du Mans. « Ils restent entre eux, on ne sait pas très bien ce qu’ils prêchent », regrette le pasteur, qui préfère en rire : « La préfecture les connaît mieux que nous ! »
Quant à la population d’origine maghrébine, elle est installée au Mans depuis une trentaine d’années et réside pour une grande part dans le quartier des Sablons, au sud-ouest de la ville. Dans cette banlieue devenue musulmane, l’évêque catholique du Mans a confié la paroisse locale à un prêtre arabisant. Ancienne enseignante dans le privé, Françoise témoigne de son expérience dans un établissement proche des Sablons : « Les musulmans inscrivent leurs enfants dans les écoles catholiques, parce qu’ils recherchent des valeurs qu’il n’y a plus dans l’école publique. » Cela n’a cependant pas immunisé son école contre certains incidents : « J’ai voulu mettre un frein au communautarisme, en proscrivant les vêtements religieux. Mais j’ai dû batailler au quotidien », raconte Françoise. « Le pire, ce sont les convertis », ajoute-t-elle, en rapportant l’anecdote d’une mère de famille qui se plaignait qu’il n’y ait pas de cours de Coran : « ça viendra un jour ! », aurait-elle lancée aux enseignants. Le lendemain de l’attentat contre Charlie Hebdo, le 8 janvier, une grenade a été lancée sur la mosquée des Sablons. L’auteur, une personne âgée ayant agi seule, a rapidement été arrêté. « Mais dans la même semaine, des gamins ont dégradé des arrêts de bus, en représailles », se souvient le pasteur Lionel Minard. Il tient cependant à relativiser ces tensions communautaires : « Un cran est monté, mais sur une échelle de 50, on est encore à 3 », estime-t-il, en s’appuyant sur des éléments de comparaison. Avant de vivre au Mans, il fut pasteur d’une Eglise évangélique à Chauny, ville de l’Aisne sinistrée par les fermetures d’usines. « Là-bas, les bagarres quotidiennes entre skinheads et Maghrébins étaient très violentes. Il y avait des gendarmes à tous les arrêts de bus. »
Le Mans n’est pas Chauny. Le Mans n’est pas non plus Marseille. Hier préservée, Le Mans ne fait que rejoindre la moyenne nationale en matière de délinquance et d’insécurité culturelle. « Cela choque, car c’est venu brutalement », estime Françoise. De nombreux habitants, qui avaient toujours vécu dans le calme, partagent un sentiment de dépossession. « Je ne reconnais plus ma ville, ce gros bourg paisible », murmure l’un. « On ne se sent plus chez soi », renchérit une autre. « Nous sommes tout simplement rejoints par des phénomènes de société nationaux », constate un policier, qui s’empresse de donner son opinion sur le trafic de cannabis : « Dépénaliser serait une connerie ! » Même l’instauration d’une police municipale semble suivre une tendance de fond à l’échelle du pays : l’Etat, pour faire des économies, cherche de plus en plus à déléguer aux communes la mission de sécuriser les villes, qui relève pourtant du devoir de la police nationale. Les baisses d’effectifs décrétées par le gouvernement ont été cruellement ressenties au sein des policiers du Mans. Cyril Hutin ne veut pas retrouver ici la situation qu’il a quittée en banlieue parisienne. « On a besoin d’une plus forte présence policière, sinon, ce sera comme dans les cités : si vous n’avez pas les gens qui symbolisent l’ordre, et qui le font respecter, vous abandonnez le terrain aux meneurs », argumente le gérant du Legend Café.
Place de la République, nous rencontrons Cédric, l’un des jeunes qui fréquentent le quartier. Arrivé en France il y a à peine quatre ans, Cédric vient du Congo-Kinshasa, comme beaucoup de nouveaux habitants du Mans : « Il y a beaucoup trop de Congolais, ici ! » rigole-t-il. Héritage de la colonisation belge, il dit « nonante », et non « quatre-vingt dix » : « Quand je devais donner ma date de naissance à la police, ils croyaient que je me fichais d’eux ! » Cédric ne cache pas son passé tumultueux. « J’avais du mal à l’école, j’ai fait beaucoup de conneries. J’ai traîné avec les mauvaises personnes », dit-il pudiquement. « Mais je lutte contre ça à présent, j’ai envie de changer de vie », assure-t-il, en affirmant que sa foi évangélique l’encourage à « se ranger ». Cédric suit désormais une formation d’apprenti-carreleur, à Tours, ce qui l’enthousiasme : « On a besoin d’artisans honnêtes et travailleurs, comme de bons journalistes aussi ! »
Nous devisons jusqu’à la gare, où les bandes attablées aux kebabs voisins nous dévisagent avec insistance. Ce n’est pas ce que nous nous disons qui les dérange, ils sont trop loin pour nous entendre. Ils sont simplement étonnés de voir un Noir discuter à bâtons rompus avec un Blanc…le multiculturalisme, c’est chacun chez soi, non ?[/access]
*Photo: Sipa. Numéro de reportage : 00717257_000001.
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