Je me demande si notre France républicaine et démocratique, Etat de droit et patrie des droits de l’homme, ne devrait pas s’autoriser, parfois, de petits arrangements avec la démocratie et les droits de l’homme. Dans des cas comme celui-ci, on pourrait y penser :
Il est plus de 3 heures et Gérard Lambert ne dort pas. Couché dans la pénombre de sa chambre, il pense. Retraité depuis un an, en juillet 2008, après une carrière de professeur de collège à essayer de faire entrer du français dans des têtes trop pleines de si peu de choses, il est perplexe quand au résultat. Il a été marié puis divorcé avec trois enfants mariés puis divorcés à leur tour qui lui téléphonent pour lui raconter leurs divorces. Déjà que le sien ne l’intéressait pas, alors, ceux de ses gosses !
[access capability= »lire_inedits »]A 3 h 22, il accroche du regard les chiffres bleus du radio-réveil en se levant vers la fenêtre. Un bruit de portière familier parvient de sa Golf, garée devant son pavillon de Courcouronnes. Il jette un coup d’œil à travers le store et aperçoit nettement sous la lune claire trois casquettes sur trois têtes, lesquelles sont plantées sur trois jeunes, deux assis à l’avant de sa voiture, un debout derrière qui fait le guet.
Gérard a toujours vaguement espéré vivre un truc comme ça. Comme souvent dans l’action, une seule question se pose : que ferait Clint Eastwood ? Une seconde après, il attrape, au-dessus de l’armoire, un fusil à air comprimé qui n’a jamais sévi que sur du carton. Il retourne à la fenêtre et fait glisser le canon luisant de son arme par la fente de lumière des stores entrebaîllés. La portière avant gauche de sa voiture est grande ouverte et l’une des casquettes, pliée sur le siège, s’acharne sur les fils du neiman. Ce crétin a mis, pour l’occasion, un jogging blanc satiné, et ses fesses brillent comme deux petites lunes.
Gérard vise très lentement, en plissant les yeux, comme son maître à ne pas trop penser le fait dans les films, et appuie sur la gâchette. Le coup de feu réveille les voisins. Deux des joggings et casquettes s’enfuient à toutes jambes, le troisième en boîtant, une main sur la fesse droite, en beuglant vers ses comparses : « Hé ! Enculés ! Attendez-moi, bande de bâtards ! »
Gérard retire le canon fumant de la fenêtre entr’ouverte et savoure un moment la débandade des castors juniors avant d’appeler la gendarmerie. Il décapsule une bière et se marre, en repensant aux trois branleurs qui se disent peut être : « De toute façon, à c’t’heure-ci j’suis mineur, j’m’en bats les couilles. Ils vont pas m’faire un deuxième trou au cul, ces bâtards de schmidts ! »
Les gendarmes arrivent, trois jeunes, deux hommes et une femme, très sérieux, très pros et très « procédure ». « Monsieur Lambert, on va vous demander de nous suivre à la brigade. Prenez vos papiers, vous allez être placé en garde à vue ! C’est la loi ! » Arrivé au poste, Gérard vide ses poches sur une table, défait sa ceinture et ses lacets, les pose dans une boîte et entre dans une cellule pour finir la nuit sur un banc en béton.
Difficile de trouver le sommeil. Il rêve à une autre fin pour sa nuit tourmentée :
Il a à peine refermé la porte sur les gendarmes, auxquels il a promis de passer le lendemain pour la déposition, que Gérard fonce sous cinq minutes de douche, puis enfile ses bottes et son cuir, enfourche sa moto et démarre en réveillant les voisins rendormis. En filant sur la route déserte, à l’heure où blanchit la campagne de Victor, il réfléchit à une stratégie pour surprendre au réveil une femme qu’il n’a jamais cessé de désirer. Gonflé par son exploit, il compose une histoire avec du sang-froid, un canon qui brille sous la lune, la précision du tir, la décharge du plomb, le jogging foutu.
Il a confiance, il sait que son récit, habilement mené, saura inspirer à cette dame de qualité une récompense digne d’un héros. Arrivé chez la dame, il pénètre dans son jardin en regardant le jour se lever et en sifflant l’air de How deep is your love ? des Bee Gees.
Malgré la rigueur de la couche, Gérard finit par s’endormir dans ses rêveries sur la béquille et sur le ciment.
En dictature, non seulement notre héros aurait pu finir sa nuit sur une bonne impression, mais l’Etat aurait envoyé à la famille du délinquant la facture du plomb. Un 18-Brumaire, vite !
PS : Cette fiction m’a été inspirée par un fait divers récent et par des tas d’autres dont j’ai oublié les détails. Les répliques des jeunes sont de ma fille.[/access]
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