Le cocotier (Cocos nucifera) n’est pas une espèce d’arbre répandue en Haute-Savoie. Quelques palmiers, importés à grand frais, tentent de survivre aux rigueurs de l’hiver dans les résidences luxueuses de rentiers du pétrole des rives du lac d’Annecy, et c’est à peu près tout ce qu’on peut trouver par ici dans le genre. En revanche, le cocotier métaphorique (Cocos metaphorica) − celui que l’on secoue après avoir incité un vieillard improductif à y grimper − fait l’objet actuellement d’un engouement exceptionnel dans le petit monde politique s’activant entre Mont-Blanc et Léman. L’élection de François Hollande à l’Élysée sera ainsi l’occasion d’un petit jeu passablement cruel qui verra s’affronter les vieux caciques et les jeunes loups affamés.[access capability= »lire_inedits »]
Ici, l’élection présidentielle est loin d’être le scrutin majeur. La Haute-Savoie a été, est et restera majoritairement à droite, disputant au Bas-Rhin et aux Hauts-de-Seine la première marche sur le podium des départements ayant accordé le plus grand nombre de suffrages à Nicolas Sarkozy. Normalement, si l’on regarde les chiffres du premier tour, les six députés appelés à faire entendre la voix des alpages au Palais-Bourbon devraient être issus de l’UMP, pour autant que cette formation politique survive jusqu’aux élections législatives des 10 et 17 juin. De doctes mémoires de sciences politiques ont été écrits pour expliquer cet ancrage droitier du département : terre de Contre-Réforme, le poids du clergé y fut longtemps prédominant, tandis que les radicaux de la IIIe République, qui taillaient des croupières aux cléricaux entre les deux guerres, se sont déconsidérés pour cause de compromission des notables de ce parti avec le régime de Vichy.
La gauche, depuis l’avènement de la Ve République, n’a jamais dépassé le seuil de 35% des voix lors des scrutins nationaux, et ne constitue donc pas, en principe, un danger pour les sièges de députés ou de sénateurs dévolus au département.
Jusqu’au 6 mai, le patron incontesté de la droite départementale s’appelait Bernard Accoyer, 67 ans, vieux grognard du gaullisme, puis du chiraquisme, qui a trouvé dans sa giberne son bâton de maréchal : la présidence de l’Assemblée nationale. Une présidence qu’il exerça à la savoyarde : sans éclat ni paillettes, mais avec une efficacité reconnue sur tous les bancs, qui a maintenu un fonctionnement acceptable de l’institution parlementaire face à un exécutif qui lui en faisait voir de dures. Bernard Accoyer est peut-être le dernier homme politique de premier plan à pouvoir se targuer de n’être pas un professionnel de la profession. Entré tard en politique, à 44 ans, il a poursuivi très longtemps ses activités de chirurgien ORL avant de se consacrer exclusivement à ses mandats de maire d’Annecy-le-Vieux et de député de la 1ère circonscription de la Haute-Savoie. Il avait établi son hégémonie, au début des années 1990, en s’imposant face au centriste Bernard Bosson, maire d’Annecy, plusieurs fois ministre, mais victime de la lente érosion de l’influence démocrate-chrétienne dans le département. Il bénéficie du soutien d’une cohorte imposante de notables de sa génération, députés, sénateurs, maires de villes moyennes, conseillers généraux inamovibles.
Cependant, depuis l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy, on a pu observer que deux députés UMP, Lionel Tardy (45 ans) et Martial Saddier (42 ans) ne se contentaient pas de prospérer à l’ombre du parrain Accoyer. Le premier, tombeur de Bernard Bosson lors des législatives de 2007, mais ne disposant d’aucun mandat local, ne conteste pas frontalement l’autorité du président de l’Assemblée nationale. Mais il s’est rapidement acquis une notoriété au-delà du département comme twitteur compulsif (il fut le premier à twitter en direct des commissions parlementaires à huis clos) et comme l’un des rares élus de droite à s’opposer à la loi Hadopi. Ce « geek » annécien se verrait bien ministre des nouvelles technologies lorsque le sort des urnes redeviendra favorable à la droite à l’échelle nationale.
En revanche, Martial Saddier, député-maire de Bonneville, ne cache pas son ambition de devenir calife à la place du calife. Il ne manque pas une occasion de marquer publiquement sa différence avec Bernard Accoyer. Il se permit même, à l’issue des élections régionales de 2009, dont le résultat fut assez piteux pour la droite départementale, de faire porter la responsabilité de cet échec à ce dernier, en des termes à peine polis. On ne peut pas dire que la défaite de Nicolas Sarkozy chagrine Saddier outre mesure : elle ne met aucunement en danger sa réélection à l’Assemblée, car même un âne pourvu d’une étiquette de droite serait élu dans sa circonscription. Cette défaite présente pour lui l’avantage de ramener Bernard Accoyer à la base. Au cas, fort probable, où une victoire électorale de la gauche viendrait confirmer le résultat de la présidentielle, ce dernier redescendrait de son perchoir pour regagner les bancs moins moelleux des députés de l’opposition. Depuis plusieurs années, avec l’obstination de l’ambitieux dont le principal talent consiste à tisser des réseaux d’influence, Saddier s’attache à miner l’autorité du « parrain », sachant que le temps, son meilleur allié, travaille pour lui. Il n’a pas digéré l’humiliation que lui a fait subir Accoyer en faisant sauter un préfet qui s’était montré un peu trop favorable à son projet d’extension de sa communauté de communes à des municipalités (dont la mienne) qui ne le souhaitaient nullement. Martial Saddier est tout à fait représentatif de cette nouvelle génération de notables locaux de droite dont la progression vers les sommets du pouvoir n’est pas ralentie par un bagage idéologique trop lourd. Leurs références aux grands ancêtres relèvent plus du rituel obligé pour faire voter les vieux que d’une solide culture historique et politique. Auraient-ils vu le jour dans un terroir fermement ancré à gauche qu’ils n’auraient sans doute pas hésité à tracer leur route dans la jungle du PS[1. On n’aura aucun mal à trouver, dans les bastions socialistes, des ambitieux de la même farine.]. Et ils n’ont pas besoin de loucher du côté du FN, qui réalise pourtant des scores supérieurs à la moyenne nationale dans la vallée industrielle de l’Arve, pour conserver leurs mandats.
Mais si leur maintien en place dépendait d’un accord avec les amis de Marine Le Pen, ils n’auraient aucun état d’âme : leurs aînés leur ont montré la voie en 1999, en soutenant Charles Millon, qui conquit la présidence de la région Rhône-Alpes grâce au soutien des lepénistes. C’est dans ce contexte que l’on a vu surgir des candidats UMP dissidents dans trois des six circonscriptions de la Haute-Savoie. Dans deux d’entre elles, Thonon et Annemasse, ils visent directement les amis de Bernard Accoyer, le député sortant Marc Francina, maire d’Évian, dans la première, et une nouvelle candidate, Virginie Müller, à Annemasse, désignée par le parti par succéder à Claude Birraux (huit mandats au compteur), dont elle fut l’attachée parlementaire. Quant à la 6e circonscription, celle du Mont-Blanc, nouvellement créée, c’est la foire d’empoigne générale. L’UMP nationale a investi Sophie Dion, conseillère de Nicolas Sarkozy pour les sports, pour représenter ce terroir qui va de Chamonix au bassin clusien. Ce parachutage a fortement déplu aux notables locaux qui se bousculent pour avoir l’honneur et le privilège de faire mordre la poussière à l’arrogante parisienne, pourtant native de Morzine. Par ordre d’entrée en scène, on a vu arriver dans l’arène Jean-Marc Peillex, maire et conseiller général de Saint-Gervais, doté de l’étiquette radicale tendance Borloo, Philippe Deparis, animateur de l’émission culte « La Place du village » sur la chaîne régionale TV8 Mont-Blanc, connu dans le coin comme le loup de la même couleur, qui se déclare démocrate-chrétien, le jeune maire de Marnaz Loïc Hervé, encarté au Nouveau Centre, qui ne céderait sa place sous aucun prétexte. Enfin, le conseiller général, maire de Sallanches (deuxième ville de la circonscription), Georges Morand, proche de l’UMP, s’est dit que, ma foi, il n’avait aucune raison de ne pas y aller, d’autant plus que son ami Martial Saddier a aimablement autorisé son attachée parlementaire à lui servir de suppléante. Si ce casting demeure en l’état après le 16 mai, date limite de dépôt des candidatures, la situation peut devenir cocasse. Privée de son protecteur élyséen, Sophie Dion aura bien du mal à faire rentrer dans le rang ceux qui estiment avoir beaucoup à gagner et peu à perdre en cas d’échec. Cette dispersion aurait alors pour conséquence de provoquer, au deuxième tour, un duel entre la radicale de gauche Marie-France Marcos et le FN Dominique Martin, responsable national aux élections auprès de Marine Le Pen. Les appels pathétiques réitérés à l’union de la droite pour les législatives de juin, lancés par les dirigeants de l’UMP dès dimanche 6 mai au soir, n’étaient donc pas de la rhétorique convenue : quand le prof a quitté la chaire, le souk se déchaîne dans la classe. Et pas seulement en Haute-Savoie.[/access]
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