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Légion étrangère: « Ces étrangers nous donnent une leçon d’identité »

Entretien avec le Colonel Nicolas Meunier, chef de corps du 1er REC


Légion étrangère: « Ces étrangers nous donnent une leçon d’identité »
Le colonel Nicolas Meunier, chef de corps du 1er REC, au milieu de ses hommes. © Stéphane Edelson.

Unique au monde, la Légion recrute majoritairement des soldats étrangers prêts à se battre pour la France jusqu’au sacrifice suprême. Outre son entraînement de haut vol, la force de cette institution réside dans la cohésion créée par la tradition et la mémoire. Entretien avec Nicolas Meunier, chef de corps du 1er régiment étranger de cavalerie.


Causeur. « Nous ne sommes pas militaires, mais légionnaires ». À la Légion étrangère, on est très attaché à la singularité de l’institution.

Colonel Nicolas Meunier. La Légion étrangère est une institution unique au monde. Il y a bien une Légion espagnole (la Bandera), mais qui ne recrute que des hispanophones – et d’ailleurs de plus en plus d’Espagnols. Quoique héritière d’une histoire bien plus ancienne d’étrangers venus prendre les armes pour la France, la Légion étrangère a été créée en 1831 par une loi de Louis-Philippe. Elle se différencie uniquement du reste de l’armée de Terre par le fait qu’elle recrute essentiellement des soldats étrangers. Que des étrangers viennent porter les armes et combattre est tout de même assez singulier ! En effet, la finalité du légionnaire, c’est le combat. Généralement un peu plus âgé qu’un engagé volontaire de l’armée de Terre, il a connu une autre vie, une autre expérience qui a pu mal se passer à un moment et le décider à s’engager dans la Légion étrangère.

La légende selon laquelle on rejoint la Légion pour racheter son passé par le sang n’est donc pas totalement fausse ?

C’est excessif. Certains légionnaires ont un passé à se reprocher, mais cela ne relève pas, aujourd’hui, de la grande criminalité, au pire de la petite délinquance. Toutefois, la légion est surtout la caisse de résonance de la géopolitique mondiale. Elle était très largement allemande à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, ensuite en partie anglaise, elle est actuellement un peu ukrainienne. Après la chute du mur de Berlin et les dix années d’anarchie qui se sont ensuivies dans la Russie postsoviétique, nous avons eu beaucoup d’anciens soldats russes qui cherchaient simplement un moyen de gagner leur vie. Cependant, nous avons près de 140 nationalités : des gens d’Amérique du Sud, des Asiatiques, peut-être un peu moins d’Occidentaux, même si, à une époque, nous avons recruté beaucoup de Roumains. Actuellement, nous voyons arriver de nombreux Brésiliens et Népalais, en plus des Ukrainiens. Malgré des tendances conjoncturelles, notre vocation universelle ne se dément pas.

« Que des étrangers viennent porter les armes et combattre est tout de même assez singulier! »

Les relations hiérarchiques sont très affectives à la Légion. L’amour du chef et l’obéissance vont de pair.

À partir du moment où on demande à des gens de partir au combat, d’accepter contractuellement de mourir, la relation de confiance est fondamentale. Pour peu qu’on s’occupe d’eux avec sincérité et équité, les légionnaires sont extrêmement reconnaissants. Ils ont beau jouer les gros bras, beaucoup restent des étrangers, un peu perdus, dans les premiers temps. Ils sont pour beaucoup très loin de chez eux, de leur famille. Lorsque nous étions projetés au Mali, j’ai eu deux légionnaires qui ont respectivement perdu : l’un, son père en Ukraine, et l’autre, une mère au Brésil. On aurait pu les autoriser à partir. Ils ont choisi de poursuivre leur mission. S’ils acceptent ce genre de choses, c’est aussi par amour pour leur chef, par attachement à leurs camarades pour continuer à remplir la mission. Et, dans mes directives, je demande à mes officiers d’aimer leurs hommes et de les faire grandir.

Vous avez passé plusieurs mois au Mali, de février à juillet 2020. Quel est le sens de notre engagement là-bas ?

L’opération Serval a été déclenchée en 2013 pour stopper dans l’urgence un raid djihadiste dont l’objectif était Bamako. Par la suite, depuis 2014, l’opération Barkhane s’est installée dans la durée afin de résoudre une crise régionale profonde et accompagner un processus politique. Le Mali est à la croisée des chemins de beaucoup de fractures, entre agriculteurs et pastoralisme, entre de nombreuses ethnies, entre l’Afrique du Nord (le Maghreb, le peuple touareg) et les populations plus méridionales du Niger (Bambaras, Songhaïs). Tous ces groupes s’affrontent depuis des centaines d’années pour des pâturages ou des points d’eau. Cependant, avec le djihadisme, nous sommes confrontés à un problème nouveau : il faut le combattre là-bas pour éviter de l’avoir chez nous. Certains contestent cet état de fait dès lors que la plupart des terroristes qui ont pu sévir en France ne viennent pas de cette région. Cependant, le Sahel reste l’arrière-cour stratégique de l’Europe, nous avons donc intérêt à ce que le chaos n’y règne pas. Nous devons donc aider nos partenaires étatiques locaux à combattre l’islamisme et sa violence. Nous menons une guerre qui s’inscrit dans le temps long.

Nos armées ne sont-elles pas d’abord conçues pour des guerres interétatiques classiques ?

La volonté du chef d’état-major de l’armée de Terre est que nous soyons prêts pour tous les cas de figure, les engagements plus durs et une guerre future qui sera différente. Au Mali, on se bat contre des groupes dont les membres sont recrutés dans des populations désespérées, embrigadées parfois contre leur gré, manipulées par la propagande, contre des jeunes adultes en claquettes qui circulent à moto avec des kalachnikovs. Même s’ils peuvent, par la force du nombre, commettre des atrocités, ce n’est pas une guerre interétatique ou « symétrique », avec l’engagement des chars et de l’aviation comme cela s’est passé en Syrie. Face à Daech, qui contrôlait un territoire et disposait de moyens militaires lourds, nous étions dans une situation de quasi-symétrie. En Libye, on observe que les différents belligérants sont sponsorisés par des voisins plus ou moins proches qui s’impliquent militairement avec des moyens comparables à ceux d’une armée occidentale bien équipée. En Ukraine, les Russes se sont emparés de territoires en menant une guerre hybride, mélange de forces conventionnelles, paramilitaires et de subversion. On voit émerger une forme de conflictualité complexe et nouvelle dans tous les champs. Nous devons donc nous préparer à des guerres bien plus dures que celle que nous menons au Sahel.

Bien qu’ils aient perdu deux camarades, vos hommes étaient heureux d’avoir combattu. Un légionnaire peut-il passer toute sa carrière sans jamais connaître l’engagement face à l’ennemi ? Pour votre part, où aviez-vous déjà combattu ?

La mort au combat du brigadier-chef Dmytro Martynyouk, blessé mortellement le 1er mai 2020 dans l’explosion d’un engin explosif improvisé, et du brigadier Kévin Clément, frappé le 4 mai 2020 lors d’un contact direct avec un groupe de l’État islamique au Grand Sahara (EIGS), a endeuillé l’ensemble de mon groupement, ceux qui sont restés en métropole, les familles, ainsi que l’ensemble de la communauté militaire. Loin d’attaquer notre détermination, cette épreuve l’a affermie et nous a poussés à poursuivre la mission, ce qui était peut-être la manière la plus simple d’honorer la mémoire de ceux qui sont allés au bout de leur engagement.

Les temps ont changé, le nombre de soldats morts pour la France, bien qu’élevé en 2020, demeure faible en comparaison des pertes subies dans les guerres du xxe siècle. Pour autant, lorsque vous regardez, depuis les années 1990, la longue liste des dernières opérations dans lesquelles la France a été engagée, vous imaginez bien que peu de légionnaires ont traversé cette période sans entendre le bruit d’une fusillade. Quoi qu’il en soit, la mission reste de se préparer durant toute sa vie militaire à cette éventualité : le combat. Pour ma part, dans ma carrière d’officier au 1er REC, je n’ai jamais été engagé dans des combats directs, mais j’ai connu des situations de crise parfois aiguës, comme en RCA ou au Sahel.

En quoi consistait votre mission au Mali ?

La stratégie de l’opération Barkhane repose sur un passage de témoin entre les troupes françaises et les forces armées locales (Mali, Niger, Burkina Faso). Cela suppose à la fois de réduire durablement la capacité de nuisance des groupes armés terroristes et d’accompagner les forces de sécurité locales pour hisser leur niveau opérationnel et les rendre totalement autonomes. Au deuxième semestre 2019, les Maliens et les Nigériens ont perdu 350 soldats. Nous réalisons alors que l’EIGS prend confiance et qu’il faut stopper sa croissance. Nous sommes donc partis au Mali, ce qui était prévu, et il a été décidé presque en urgence que j’emmènerais un escadron supplémentaire. Je suis donc parti avec cinq des six escadrons que compte le régiment, laissant très peu d’hommes ici, à Carpiagne. Cela n’était pas arrivé depuis la première guerre du Golfe. Notre mandat sur place n’était plus seulement de former les forces armées locales, dans le cadre du partenariat militaire opérationnel, mais d’aller avec eux au combat. Nous les avons embarqués partout avec nous, l’objectif étant clairement d’aller au contact avec l’adversaire et de le frapper autant que possible.

Opération Barkhane au Mali, février 2018 : la Légion déployée en opération. ©Légion étrangère
Opération Barkhane au Mali, février 2018 : la Légion déployée en opération. © Légion étrangère

Vous l’avez affaibli ?

Oui, mais ces groupes ont une capacité de régénération très forte, car ils recrutent localement, y compris des enfants, comme on l’a observé. On a neutralisé un certain nombre de combattants adverses, saisi aussi des ressources, des armements, des matériaux, des motos, de l’essence, etc.  Ces coups directs portés à l’ennemi l’ont poussé à la faute et déstabilisé.

Vous êtes prudent !

Nous ne sommes plus dans des batailles décisives comme pendant les guerres napoléoniennes. Faire la guerre ne suffit pas. Il faut redonner confiance aux populations locales dans la capacité des États malien et nigérien à les protéger contre ces groupes armés terroristes. L’objectif, pour nous, est que les forces armées locales assurent la défense de leur territoire, et d’ici là d’intégrer des alliés qui partagent notre ambition pour cette région. Nous impliquons de plus en plus de pays européens dans l’accompagnement des forces locales.

L’institution militaire a besoin d’être enracinée pour être pérenne. Nous ne sommes pas dans la fluidité du monde, dans sa mobilité. Pour nous, les frontières ont quelque chose de sacré, de même que nos traditions, le culte des anciens, la mémoire

Puisque vous le dites… Cela étant, dans le monde des individus capricieux, la Légion étrangère n’est-elle pas une survivance archaïque ou, à tout le moins, une institution à contre-courant ?

Étrangement, à côtoyer nos légionnaires, qui sont la jeunesse du monde, je n’ai pas la même analyse que vous. Nous ne fréquentons pas forcément la même jeunesse, on peut d’ailleurs imaginer qu’il y en a plusieurs. J’imagine que toute force militaire pourrait être considérée comme archaïque puisque le combat comporte le don potentiel de sa vie. L’institution militaire a besoin d’être enracinée pour être pérenne. Nous ne sommes pas dans la fluidité du monde, dans sa mobilité. Pour nous, les frontières ont quelque chose de sacré, de même que nos traditions, le culte des anciens, la mémoire. C’est pour cela que sur l’étendard, il y a le nom de batailles. Nous sommes très attachés aux commémorations, au culte de la mission. Nous cultivons notre identité légionnaire sans vivre pour autant en marge de la cité.

Mais beaucoup de gens croient pouvoir en finir avec l’idée même de nation…

Les vieux serpents de mer sont toujours difficiles à attraper. Je crois que chaque génération aime à se faire peur en imaginant la disparition d’une civilisation, d’une Nation. Il faut être prudent avec ces grands mots. D’un point de vue militaire, je peux constater que nous assistons au retour des guerres entre États. Le CEMA le soulignait lorsqu’il disait : « Je me dois de vous sensibiliser au retour du fait guerrier. » Il ne s’agit pas de recréer l’esprit de 14, l’offensive à outrance, le chauvinisme. Cependant, la singularité militaire est d’accepter de mourir pour la France. La nation n’est donc pas pour nous un objet de débat. Certes, il y a des gens qui veulent renverser la table. Et nous sommes parties prenantes de cette table. Mais mon expérience est très éloignée de ce que l’on voit sur les chaînes d’information en continu : je vois des jeunes qui ont envie de s’engager et qui ont d’autant plus besoin de repères, de racines qu’ils sont légionnaires et déracinés. Ces étrangers nous donnent une leçon d’identité dont beaucoup pourraient s’inspirer.

En effet, la Légion est peut-être la dernière machine à fabriquer des Français.

Non, la Légion est une machine à fabriquer du légionnaire ! À leur départ, peu demandent à être naturalisés. Voilà des hommes qui arrivent en France et qui, plutôt que d’exiger d’avoir des droits, commencent par donner cinq ans de leur vie. Au bout de ces cinq années, ils peuvent devenir Français, mais ce n’est pas automatique, ils doivent le vouloir et le mériter.

Depuis 2015, avez-vous connu des tensions religieuses et/ou ethniques au sein de la Légion ?

Le principe de laïcité prévaut dans les armées et donc à la Légion ; l’accès au culte est garanti et nous avons des aumôniers de toutes les religions. Comme le dit l’article 2 du Code du légionnaire : « Tout légionnaire est ton frère d’armes, quelle que soit sa nationalité, sa race, sa religion. » Il n’y a pas de régime dérogatoire spécifique dans la pratique d’une religion. Pendant la période du ramadan au Mali, aucun soldat n’a refusé de boire ou de manger alors qu’il faisait 50 °C. Si cela avait été le cas, ils se seraient rendus inaptes au combat et donc passibles de sanctions. Il y a des ordres très clairs et nous sommes vigilants sur ce sujet puisqu’il agite la société.

Mars 2021 – Causeur #88

Article extrait du Magazine Causeur




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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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