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L’égalité dans la différence est un slogan creux


L’égalité dans la différence est un slogan creux

stephane vibert laicite

Stéphane Vibert enseigne au sein du département de sociologie et d’anthropologie de l’université d’Ottawa.

Daoud Boughezala. Ne tournons pas autour du pot : pensez-vous, comme le grand rabbin de Londres, que le multiculturalisme crée inévitablement « une société où chacun n’est plus qu’un invité »[1. « Lord Sacks : « Multiculturalism has had its day. It’s time to move on » », The Times, 19 août 2013.] ?

Stéphane Vibert. Ne confondez pas les deux définitions du « multiculturalisme ». Ce terme peut décrire la nature culturellement plurielle des populations résidant dans les sociétés démocratiques libérales. C’est le multiculturalisme de fait. Mais il désigne aussi une idéologie qui entend inspirer des programmes politiques et réformer les mœurs au nom de la diversité culturelle. Dans sa version radicale, ce projet peut aboutir à la juxtaposition de minorités qui ne partagent rien d’autre que des droits abstraits. Si le grand rabbin de Londres a voulu, par les propos que vous citez, dénoncer cet idéal profondément antidémocratique, je lui donne raison.

On ne peut tout de même pas reprocher au multiculturalisme d’avoir créé les communautés culturelles !

Les choses ne sont pas aussi simples, ne serait-ce que parce qu’on ne sait jamais exactement, quand on parle de multiculturalisme, de quelle définition de la « culture » il est question.[access capability= »lire_inedits »] Certains ouvrages évoquent pêle-mêle l’origine ethnique, la langue, la religion, l’orientation sexuelle ou le genre. Mais à vouloir rassembler des individus sous un « trait partagé »,  le discours multiculturaliste contribue à  créer les « cultures » pour lesquelles il réclame le respect. Cependant, comme l’ont précisé des gens aussi divers que Philippe Raynaud, Vincent Descombes ou Marcel Gauchet, cette « diversité » d’appartenances affichées cache mal la formidable homogénéité de pensée d’individus contemporains qui se définissent avant tout par leur liberté et leur volonté de choisir, fût-ce de porter le voile.

Les jeunes filles souhaitant arborer un hijab à l’école expriment-elles vraiment un choix individuel ?

Une jeune fille peut vouloir porter le voile islamique à l’école comme un signe d’appartenance religieuse, tout en revendiquant ce droit au nom de l’égalité de traitement. Mais ne généralisons pas cet exemple qui conjugue les deux modalités de revendication. Je crois qu’on gagnerait beaucoup à distinguer les revendications égalitaires des revendications différentialistes, ne serait-ce que pour être en mesure de décider quelles pratiques sont acceptées et quelles autres prohibées, autrement dit de savoir où l’on place le curseur.

N’est-ce pas un peu artificiel de séparer le bon grain « égalitaire » de l’ivraie « différentialiste » ?

Il s’agit ici de qualifier les choses, pas de les juger. D’ailleurs, l’exigence identitaire de dérogations à la loi commune me paraît parfois tout à fait légitime : par exemple, lorsque certains peuples entendent maîtriser leur destin collectif,  notamment conserver leur langue, en s’autodéterminant souverainement ou en accédant à l’échelon intermédiaire de l’autonomie. C’est notamment ce que réclame une partie du peuple québécois, mais aussi les Catalans, les Écossais ou les Néo-Calédoniens. Dans tous ces exemples, les revendications culturelles mènent à l’édification d’une société parallèle fondée sur des normes différentes, voire à l’indépendance pure et simple !

Et notre République « une et indivisible », peut-elle tolérer une certaine dose de droit à la différence ?

En France, hormis dans le cas de certains territoires d’outre-mer, la République entend rester sur le terrain des « droits individuels ». Même dans le cas des Zones d’éducation prioritaire qui, dans les faits, concernent majoritairement des groupes identifiés à des minorités culturelles, voire « ethniques », l’État garantit des droits aux individus, pas aux communautés.

Certaines différences sont pourtant plus respectables que d’autres. L’État les prend en considération quand elles sont sociales comme dans les ZEP, ou liées au genre dans le cas de la parité, alors qu’il prohibe les différences religieuses à l’école…

Oui, car contrairement à ce qui se passe pour les ZEP, où la différence est une donnée de fait, le plus souvent subie, la question du voile à l’école touche directement à celles de la laïcité et de l’appartenance religieuse. L’enjeu dépasse très largement la portée individuelle d’un simple « droit à ». Dans la fonction publique, porter un signe ostensible de religion n’est pas anodin : ce qui est en jeu, c’est la demande de reconnaissance de sa différence par les normes culturelles et politiques du pays.

Drôle de jeu : vous ne m’ôterez pas de l’idée que notre République exalte l’égalité et la différence au gré des modes…

Aujourd’hui, une formule fait en effet florès : l’« égalité dans la différence ». Si on place l’égalité et la différence sur un même plan, c’est un slogan tout à fait creux. En effet, comme l’a montré l’anthropologue Louis Dumont, dans une société démocratique libérale, une différence ne devient admissible que si elle est compatible avec l’égalité entre individus. Ainsi, les revendications à base religieuse qui contreviendraient à l’égalité homme/femme restent inacceptables en République. L’article 4 de la Déclaration universelle de l’Unesco stipule même que « nul ne peut invoquer la diversité culturelle pour porter atteinte aux droits de l’homme » !

Cela n’empêche pas les chantres de la diversité et de la différence de psalmodier leurs incantations sur le « vivre-ensemble » ! Ainsi entend-on, tout particulièrement à la gauche de l’échiquier politique, des discours multiculturalistes teintés de rhétorique républicaine. Comment expliquez-vous cette confusion idéologique ?

N’oubliez pas que la crise du marxisme a plongé la gauche dans une crise profonde. Déjà ébranlée par sa pratique du pouvoir après 1981, elle a perdu toute identité idéologique et doit donc s’en inventer une nouvelle. Elle a quelque sorte tenté de racheter son acceptation définitive du libéralisme de marché et son impuissance radicale à limiter un tant soit peu les désastres de l’ouverture aux vents de la mondialisation par une radicalisation de son libéralisme culturel. La gauche croit pouvoir reconquérir sa crédibilité « progressiste » perdue en allant toujours plus loin dans la « libération des mœurs », qui n’assigne plus aucune limite aux désirs individuels, hormis le principe libéral du « ma liberté s’arrête là où commence la liberté de l’autre ».

Rien de nouveau sous le soleil : la gauche ne fait qu’appliquer aux individus « issus de la diversité » ses vieilles lunes tiers-mondistes héritées des luttes anticoloniales…

Dans les années 1960-1970, la gauche penchait moins vers le multiculturalisme et la pseudo-ouverture à un Autre idéalisé et folklorisé. Il s’agissait plutôt d’appliquer l’universalisme progressiste aux peuples du tiers-monde, censés incarner le nouveau prolétariat mondial qui renverserait le capitalisme et combattrait l’impérialisme. Depuis, les cartes ont été redistribuées : l’idéologie progressiste diversitaire de la gauche épouse parfaitement le libéralisme individualiste revendiqué par la droite, puisque toutes deux nient le cadre historique et substantiel qui donne concrètement sens aux droits et devoirs de chaque citoyen.

En quoi le libéralisme menace-t-il la cohésion de la société ?

Croire que la société est fondée sur un contrat passé entre individus rationnels, libres et moraux, ou qu’elle est construite à partir de régulations automatiques par l’intermédiaire du marché sont deux versions du même mythe libéral. Cette double fiction produit un ersatz de communauté politique, incapable de saisir son histoire et ses soubassements culturels. Mais je ne veux pas incriminer les penseurs originels du libéralisme ; ce sont moins leurs théories complexes qui sont en cause que la « logique libérale »  si bien décrite par Michéa. Ainsi, les constructions libérales contemporaines sombrent dans l’abstraction universelle et ramènent toute altérité culturelle réelle à de l’archaïsme ou de la barbarie.

D’ordinaire, c’est aux républicains que vous reprochez d’oublier qu’une nation n’est pas qu’un ensemble de droits et de devoirs…

Les néo-républicains devraient prendre conscience qu’une communauté politique ne se fonde pas uniquement sur des règles de coexistence, mais aussi et surtout sur une tradition historique, comprise comme une réinterprétation permanente de ce qui nous lie. Il n’y a qu’à voir, pour s’en convaincre, comment les droits individuels, considérés comme universels, reçoivent des traductions aussi différentes selon les cultures nationales, que ce soit dans la définition de la vie ou du mariage, le degré d’intervention de l’État, le statut accordé aux Églises, etc.  J’ajoute que les valeurs d’égalité et de liberté individuelle se videront de tout sens si elles ne s’inscrivent pas dans la réalité concrète d’une communauté politique capable de s’autogouverner.

De quelle « réalité concrète » parlez-vous ? Alors qu’une moitié de la France a combattu l’autre sur la question du mariage homosexuel, rien ne semble faire consensus, hormis les règles du désaccord !

Être d’accord sur les modalités d’un désaccord et la façon de le trancher, c’est déjà énorme ! Marcel Gauchet a jadis montré que, malgré leur opposition radicale, la bourgeoisie et le prolétariat, au XIXe siècle, avaient élaboré à leur insu une tradition politique unique autour de la mystique nationale et du rôle historique de l’État. Cela montre bien que la capacité de créer une communauté politique ne se joue pas sur le consensus ou l’homogénéité, mais sur l’existence présupposée d’un monde commun à faire vivre et transmettre, fût-il interprété de manière antagoniste. La moitié de la France rejetant le mariage homosexuel l’a fait en toute légalité, admettant la puissance de la loi comme expression − discutable et provisoire − de la volonté générale. Ce qui réunit adversaires et partisans de la loi Taubira reste plus important que ce qui les sépare !

Certes, la démocratie parlementaire ne fait plus débat. Mais en ce cas, existe-t-il encore une ligne de fracture idéologique digne de ce nom ?

À l’avenir, je crois que la ligne de fracture opposera moins la droite et la gauche que les tenants libéraux et libertaires d’un individualisme toujours plus affirmé d’un côté, et les défenseurs du national-républicanisme de l’autre.[/access]

*Photo : SIMON ISABELLE/SIPA. 00489031_000007.

Octobre 2013 #6

Article extrait du Magazine Causeur



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est journaliste.

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