Le Corbusier, utopiste conséquent


Le Corbusier, utopiste conséquent

lecorbusier utopie ville radieuse

Il y a un mystère Le Corbusier : comment se fait-il que cet architecte, si génial soit-il, ait réussi à faire oublier ses liaisons sulfureuses avec les régimes totalitaires durant l’entre-deux-guerres ? Comment a-t-il pu passer entre les gouttes, contrairement à tant d’autres, et bien que les gouttes en question aient été d’une taille spectaculaire ? Bref, pourquoi ne retient-on de Le Corbusier que l’inventeur de la modernité ? Peut-être pour dissimuler que l’utopie, qui constitue l’élément fondamental de sa démarche architecturale, est aussi très précisément ce qui l’a conduit à flirter sans vergogne avec des systèmes qui, au fond, relevaient eux aussi du même courant utopique…

Depuis Thomas More, et, même, depuis la République de Platon, l’Utopie a partie liée avec la Ville – en tant que celle-ci manifeste l’arraisonnement de la nature, sa soumission à la raison, à la volonté et au désir de l’homme. Tous les utopistes ont été fascinés par l’architecture, et leurs noms sont souvent associés à leurs inventions urbanistiques, de la Cité du soleil de Campanella au phalanstère de Fourier. Réciproquement, certains architectes, parmi les plus brillants, ont rêvé de créer la cité parfaite et d’ériger des bâtiments qui soient non seulement des « machines à habiter », mais les instruments d’un projet prométhéen de fabrique de l’Homme nouveau.[access capability= »lire_inedits »]

Sous la Révolution française, telle est l’ambition avouée de ceux que l’on a nommés « les architectes de la liberté », comme Claude-Nicolas Ledoux, le créateur de la Saline d’Arc-et-Senans, ou Étienne-Louis Boullée, qui pousse à son paroxysme la vision d’une architecture holiste, massive et géométrique, dont le bâti doit « être fier et mâle, et tel qu’il convient à des républicains ». On lui doit les saisissants projets de « temple à la Nature et à la Raison », de « tombeau pour les Spartiates » ou de « porte triomphale avec le char de la Liberté », à côté desquels les hommes ressemblent à d’imperceptibles fourmis menacées par des Léviathans de pierre.

Leur approche est prolongée au xixe siècle par les grands noms du socialisme utopique, comme Cabet, Proudhon ou Fourier, qui développent les éléments d’un « urbanisme progressiste » impliquant « une conception de l’individu humain comme type, indépendant de toutes les contingences et différences de lieux et de temps, et définissable en besoins-types scientifiquement déductibles ». L’homme est partout le même : d’où la possibilité de déterminer rationnellement un urbanisme applicable « à n’importe quel groupement humain, en n’importe quel temps, en n’importe quel lieu », caractérisé par des traits constants : un espace ouvert, au nom de l’hygiène, mais aussi d’une esthétique du grandiose ; un découpage fonctionnaliste, distinguant les zones vouées au travail, à l’habitat et aux loisirs ; et une uniformisation commandée par l’égalitarisme, les édifices étant identiques dès lors qu’ils visent à offrir le même service à des individus semblables.

Au xxe siècle, Le Corbusier apparaît comme l’héritier le plus célèbre, et le plus influent, de cet utopisme, au point qu’en 1933 l’historien d’art viennois Emil Kaufmann, publiant un essai fracassant sur les racines de la modernité architecturale, n’hésite pas à l’intituler De Ledoux à Le Corbusier.

Il est vrai qu’en 1933 Charles-Édouard Jeanneret a déjà eu l’occasion de faire parler de lui. En 1922, son célèbre « Plan pour une ville de 3 millions d’habitants » imaginait une immense métropole faite de gratte-ciel plantés au milieu d’espaces verts. Deux ans plus tard, en 1935, son « Plan Voisin » proposait d’appliquer ce modèle à Paris, en rasant purement et simplement le centre-ville – Le Corbusier nourrissant une haine toute particulière pour les traces du passé, le pittoresque, les petites rues, ou encore la forme courbe, qu’il déclare « ruineuse, difficile et dangereuse ». Aux reliques des temps obscurs, il faut préférer « l’ordre mathématique » où chaque homme, défini « par la somme des constantes psycho-physiologiques reconnues inventoriées par des gens compétents », jouira d’un même espace et d’un égal accès à l’air et à la lumière.

Le site, les traditions, les cultures n’importent plus : puisque l’homme est partout le même, on doit construire la même chose partout. Et c’est ainsi que Le Corbusier « en arrive à proposer pratiquement le même schéma pour Rio et pour Alger », pour Paris et pour Saint-Dié. Il s’agit de substituer la « Ville radieuse » – le terme est directement emprunté au vocabulaire de l’utopie – à « la ville écrasée », « inféconde, fermée, étroite, égoïste – prémachiniste ». La construction de gigantesques immeubles implantés dans des parcs (la circulation automobile se faisant entièrement en sous-sol) permettra une augmentation fabuleuse de la densité (jusqu’à 1 000 habitants à l’hectare, contre 200 à 300 dans le Paris de l’époque), ce qui fera disparaître les banlieues – Paris intra-muros pourrait accueillir jusqu’à 8 millions d’habitants), et garantira le bonheur pour tous. Et Le Corbusier de détailler la manière dont chacun pourra « s’ébattre, marcher, courir, jouer, prendre les bains d’air puis les bains de soleil, sauver son corps, mieux que cela : se faire un corps magnifique ». On retrouve cette tonalité manifestement fouriériste dans sa célèbre « unité d’habitation », à cela près qu’elle est encore plus uniforme, chaque cellule, avec ses meubles standardisés, obéissant à un modèle unique que l’architecte a décrété parfait. Et c’est ainsi que « plus rien n’est contradictoire » dans un monde qui a « besoin d’harmonie, et de se faire guider par des harmonisateurs… »

À tous égards, Le Corbusier apparaît donc comme l’archétype de l’utopiste. Y compris dans sa difficulté à se confronter au réel : son œuvre bâtie est en effet aussi modeste que ses thèses paraissent audacieuses, et que certaines de leurs séquelles s’avéreront catastrophiques.

Or, c’est précisément cet utopisme qui le conduit tout naturellement à se rapprocher des systèmes totalitaires – lesquels ne sont jamais que des utopies en acte. En effet, la réalisation de ses rêves exige un pouvoir sans limites, seul capable de contraindre des millions de personnes à l’obéissance, en particulier sur une question aussi intime, aussi personnelle que le logement. En 1935, Le Corbusier dédie d’ailleurs son essai programme La Ville radieuse « à l’AUTORITÉ ». L’Autorité, quelle qu’elle soit – pourvu qu’elle soit dure, et résolue à transformer le réel de fond en comble. Quelle qu’elle soit : c’est ce qui le conduit à lorgner indifféremment du côté de l’Italie mussolinienne et de l’URSS de Staline. Car, de part et d’autre, Le Corbusier aperçoit des systèmes qui ont déjà commencé à édifier l’ordre nouveau : côté russe, les utopistes, de Tatline à Meyerhold, dressent les plans de la « cité du futur ». Côté italien, le fascisme glorifie le futurisme d’un Marinetti, qui parlait de détruire Venise pour la remplacer par un circuit automobile, et fait construire à quelques kilomètres des sept collines une « Nouvelle Rome » géométrique, l’EUR, bâtie en vue d’une exposition universelle qui n’aura jamais lieu.

Pourtant, c’est peut-être dans l’utopie nazie que l’on rencontre, paradoxalement, les échos les plus significatifs aux thèses de Le Corbusier. Paradoxalement, puisque le régime hitlérien, à peine arrivé au pouvoir, a fait fermer le Bauhaus et a chassé ses membres. Malgré cela, c’est l’Allemagne nazie qui va accorder le plus d’attention, et donner le plus de moyens, à l’utopisme urbanistique. D’où la parenté stupéfiante entre les projets monumentaux de ses architectes fétiches, comme Kreis, et ceux d’un Boullée, ou encore entre la Germania conçue par Albert Speer à la demande d’Hitler, et certains projets de Le Corbusier. Ainsi, les cités-jardins si chères à ce dernier ont d’abord été imaginées par un proto-nazi notoire, Théodor Fritsch. Il faut noter, enfin, que l’industrialisation et la standardisation du logement, la fabrication d’habitations et de meubles « types » figuraient au programme du Front allemand du travail…

Des ressemblances qui sont autant de consonances. Si les styles sont aux antipodes, les perspectives, les ambitions et les logiques sont les mêmes : planifier et construire, à tout prix,  la cité idéale qu’habitera l’Homme nouveau.[/access]

*Photo : REVELLI-BEAUMONT/SIPA. 00578841_000010.

Mai 2015 #24

Article extrait du Magazine Causeur



Vous venez de lire un article en accès libre.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !

Article précédent Immigration, retraite, X : les Japonais restent zen
Article suivant Musées : photos partout, regard nulle part
est né en 1964. Il est professeur de droit public à l’université Paris Descartes, où il enseigne le droit constitutionnel et s’intéresse tout particulièrement à l’histoire des idées et des mentalités. Après avoir travaillé sur l’utopie et l’idée de progrès (L’invention du progrès, CNRS éditions, 2010), il a publié une Histoire de la politesse (2006), une Histoire du snobisme (2008) et plus récemment, Une histoire des best-sellers (élu par la rédaction du magazine Lire Meilleur livre d’histoire littéraire de l’année 2011).

RÉAGISSEZ À CET ARTICLE

Pour laisser un commentaire sur un article, nous vous invitons à créer un compte Disqus ci-dessous (bouton S'identifier) ou à vous connecter avec votre compte existant.
Une tenue correcte est exigée. Soyez courtois et évitez le hors sujet.
Notre charte de modération