Jacques Sapir, né le 24 mars 1954 à Puteaux, est un économiste français. Ses positions hétérodoxes très marquées sur divers sujets et son engagement politique à gauche l’ont fait remarquer par les intellos. Rencontre avec un homme un peu catastrophé face à la crise économique liée au coronavirus.
Aurore Van Opstal. L’économie française se porte-t-elle aussi mal qu’on le dit, à cause de la crise sanitaire ?
Jacques Sapir. L’économie française est sérieusement affectée par la crise sanitaire. Cette dernière pèse de diverses manières. Il y a eu, naturellement, les conséquences du confinement. Mais, il y a aussi la baisse de nos échanges avec les autres pays, du fait de l’épidémie. Enfin, il y a l’incertitude qui porte sur le futur et qui pousse les acteurs économiques à moins consommer et moins investir. L’INSEE et la Banque de France estiment que, pour 2020, cela se traduira par une chute du PIB de 9% environ. C’est un chiffre considérable, et l’on peut craindre qu’il soit sous-estimé. D’ailleurs, ces mêmes organismes annoncent un retour à une activité comparable à celle de la fin de 2019 seulement à la fin de 2022.
En réalité, du fait de l’incertitude sur la situation sanitaire, les investissements ont fortement baissé. La hausse du chômage et la constitution d’une importante épargne de précaution vont entraîner une baisse de la demande solvable, qui est le véritable moteur de l’économie. On peut donc craindre que l’économie française s’installe de manière durable dans une situation de très faible croissance. Il convient de rappeler que les derniers chiffres d’avant l’épidémie, ceux du 4ème trimestre 2019, montraient déjà un fléchissement important de l’activité. L’épidémie a frappé une économie qui était déjà affaiblie, ce que peu de gens veulent voir.
Face à cette situation, les plans de relance, européen ou nationaux, sont en l’état très insuffisants. Le plan présenté le 2 septembre par le gouvernement est en partie un assemblage de mesures déjà décidées, et en partie au saupoudrage électoraliste. Le gouvernement n’a donc toujours pas pris la mesure du choc subi par l’économie française et de ses conséquences. Le risque de voir l’économie française entrer en stagnation après 2021 est très important.
Est-ce que la crise économique ne va pas se résoudre d’elle-même avec la fin des mesures contraignantes ? (un peu comme les années d’après-guerre, joie de vivre retrouvée, etc.) D’ailleurs, on remarque que les gens continuent à sortir et à consommer …
Non, l’économie ne peut sortir d’elle-même d’une crise d’une telle ampleur. Le croire, c’est se payer de mots. Tout d’abord, parce que personne ne peut dire quand les mesures contraignantes seront définitivement levées. Admettons que ces mesures soient supprimées dans deux mois ; nombreux seront ceux qui, à raison, craindront leur retour au printemps 2021. Le problème majeur est donc le manque de visibilité à court et moyen terme. Ce manque de visibilité, qui traduit la présence d’une incertitude non calculable, se matérialise dans les comportements des acteurs avec une chute de l’investissement et de la consommation.
Il est significatif qu’avec la fin du confinement (faudra-t-il bientôt dire du premier confinement ?) la reprise de la consommation est restée largement inférieure à ce qui était espéré. La consommation de biens durables (comme l’automobile) après être revenue vers des niveaux de 2019 au mois de juillet est brutalement retombée en août. Le taux d’épargne des ménages, autrement dit le rapport entre l’épargne et le revenu, a fortement augmenté, y compris après le confinement pour les mois de juin, juillet et août.
Ceci est normal. Face à une forte incertitude, qu’elle soit sanitaire ou économique, les ménages se constituent une épargne de précaution. Cette épargne, c’est autant d’argent en moins pour la consommation. Le raisonnement est analogue pour les entreprises. Elles augmentent leurs réserves financières au détriment de l’investissement. Cela aura des conséquences sur l’économie qui seront décalées dans le temps. Chaque euro qui n’est pas investi actuellement implique une perte pour la production de 2021 et 2022.
La comparaison avec l’après-guerre ne tient pas. A cette période, l’Etat avait procédé à des investissements massifs et la situation internationale garantissait l’absence de risque de guerre dans l’immédiat (les guerres coloniales, par définition, ne se produisent pas sur le territoire métropolitain).
Qu’on ait choisi une politique hygiéniste pour venir à bout du covid-19 est un choix qui peut s’entendre dès lors où l’idée est de protéger des vies. Mais comment est-il possible de ne pas voir les dommages collatéraux (dépression, ruine financière, suicide) ?
Je ne crois pas du tout que l’on ait adopté une « politique hygiéniste ». Le discours « la santé au-dessus de tout » n’a été qu’un effet de communication. Les mesures prises par le gouvernement, mesures brouillonnes, parfois contradictoires, souvent inadaptées, n’ont été prises en réalité que pour éviter le choc politique dévastateur qu’aurait provoqué l’effondrement du système hospitalier et ses probables conséquences judiciaires.
Ces mesures ont été dictées par la situation de pénurie (pour les masques, pour les tests) que l’on a connue. Le discours du gouvernement en témoigne. Cette situation a, elle-même, résulté d’un manque d’anticipation du gouvernement, averti si l’on doit croire la Ministre de la Santé de l’époque, Mme Buzyn, en janvier, mais aussi de la déréliction de la politique mise en place en 2006-2010 pour lutter contre une éventuelle épidémie, un politique qui a été abandonnée progressivement faute de financement dès 2012. A cela est venu s’ajouter la conséquence de l’application pour les hôpitaux publics de principes de gestion inspirés de l’industrie privée, comme le « zéro stock » et le « juste-à-temps », qui se sont révélés tragiquement inadaptés dans le domaine de la santé publique.
Une épidémie s’apparente, comme l’a dit le 16 mars le Président de la République, à une situation de guerre. Mais, une guerre se mène avec des stocks, des réserves, une redondance des personnels, et une mobilisation de l’appareil industriel. Nous n’avons rien vu de tout cela.
De toutes les alternatives économiques suggérées par des citoyens — citons la micro taxe ou le revenu universel — quelles alternatives sont de l’ordre de l’utopie et lesquelles sont réalisables ?
Aucune de ces « alternatives » n’est utopique. Mais, il n’est pas dit qu’elles soient souhaitables. Le « revenu universel », tel qu’il est aujourd’hui formulé, s’apparent simplement à une forme de revenu minimal garanti. Or, le problème de la société française est d’inverser le partage de la valeur ajoutée en profits et salaires, un partage qui a été tordu au bénéfice des profits en 1983 par Jacques Delors. Voilà qui me semble bien plus important que ces soi-disantes alternatives
Vous évoquez souvent le concept de « souveraineté ». Que veut-dire ce concept, comment l’appliquez et est-ce un concept uniquement de droite dure ?
La souveraineté, c’est – selon Jean Bodin – le pouvoir de faire des lois et – selon Carl Schmitt – le fait de décider, en dernière instance, en particulier dans l’état d’exception et de l’état d’exception. La souveraineté est la condition nécessaire à la démocratie. Un Etat souverain peut ne pas être démocratique, mais un Etat qui n’est plus souverain lui ne peut plus être démocratique.
La souveraineté s’exerce dans le cadre national ; elle est populaire (et ce depuis la Rome républicaine). Elle est fondamentalement un concept de « gauche ».
Vous avez sorti : L’euro contre la France, l’euro contre l’Europe aux éditions du Cerf : quels propos en substance y tenez-vous ?
J’ai publié ce livre à la fin de 2016. Ce que j’y ai écrit est que l’euro est une catastrophe économique et financière pour la France, et de plus en plus d’économistes disent la même chose, mais que c’est aussi une catastrophe pour l’Europe car, dans le cadre de l’UE, d’une part cela crée une situation de dépression économique dommageable à tous et, d’autre part ; cela focalise les conflits dans une opposition entre les pays du sud et les pays du « bloc germanique », soit l’Allemagne, les Pays-Bas et le Danemark, recréant des conflits que l’on pensait être dépassés.
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