Après la tragique disparition de son frère Jules, Edmond de Goncourt décida de poursuivre la fabuleuse collection d’art ancien qu’ils avaient commencée ensemble, mais aussi d’en organiser la dispersion, dont son testament prévoyait qu’elle aurait lieu aux enchères au lendemain de sa mort. Pas question, pour lui, de renoncer aux chasses subtiles qui rythment la vie du collectionneur, ni aux délicats plaisirs de la possession ; mais pas question non plus de condamner ces objets- si passionnément convoités- à finir dans l’indifférence générale, sous la poussière grisâtre d’une vitrine de musée. On n’a pas le droit, estimait Goncourt, d’arracher un bel objet aux désirs des autres, et le devoir paradoxal de tout collectionneur est de songer à la dispersion de qu’il a eu tant de mal, et de bonheur, à rassembler.
Le propos d’Yves Dauteuille, qui vient de faire paraître un drôle de petit livre intitulé La collection, est à la fois semblable et différent. Différent, dans la mesure où les pièces composant sa collection à lui relèvent moins du palais que du bazar, et que ce qui les réunit, c’est simplement d’avoir perdu toute utilité pratique à ses yeux, puis d’avoir été entassés par ses soins au fond de son garage. Un peu juste pour faire une collection, dira-t-on – même quand lesdits objets répondent aux doux noms d’arrosoir, de table à langer, de cloche à fromage, de valet à vêtements, de support pour tuyau d’aspirateur, de pouf, de tréteau, etc. Autre différence notable : Yves Dauteuille, contrairement à Edmond de Goncourt, n’éprouve plus aucun plaisir à posséder, à caresser, à contempler ces objets naguère amoureusement acquis chez des marchands aussi renommés qu’IKEA, Carrefour, Auchan, Lidl, Décathlon ou la Halle aux chaussures : c’est pourquoi notre homme a entrepris de s’en séparer de son vivant, en les proposant à la vente sur le site Internet Leboncoin. Et pour y parvenir, de rédiger, sur chacune des pièces de sa collection, une brève notice accompagnée d’une photo de son cru.
Ce qui rapproche pourtant Dauteuille et Goncourt, c’est la volonté, et, il faut bien le reconnaître, le talent de faire naître, ou plutôt, renaître la passion. Et ici, on a beau dire, c’est Dauteuille qui remporte la palme. Car ce qu’il offre aux éventuels acheteurs, ce ne sont pas des dessins de Fragonard, de sublimes pastels de Nattier ou des netsuké inestimables – mais ce que notre société de consommation produit de plus effroyablement quelconque : bref, ce qu’il se propose, c’est de (re)vendre l’invendable. De faire désirer l’indésirable. Et, comme Goncourt, il le fait avec des mots – composant des petites annonces d’anthologie qui confèrent à chacun des rogatons minables ainsi offerts le prestige fascinant de la pièce unique, la valeur presque intimidante du chef-d’œuvre ou du trésor.
Alors, bien sûr, la prose n’est pas de la même eau que celle du romancier XIXème ; pour le meilleur et pour le pire, elle est de notre temps à nous, rapide, débraillée, truffée de calembours à la tonne et de jeux de mots laids. Mais il faut reconnaître que, dans ce genre inédit, l’exercice est magistral. A force de croiser l’absurde et le cocasse, Pierre Dac, Alphonse Allais et l’Almanach Vermot, Dauteuille réussit l’impossible : il parvient à vider son garage, à ressusciter la convoitise d’acheteurs blasés, et à faire rire le lecteur de ce catalogue des gloires de notre monde dont la banalité étouffante aurait dû le faire pleurer.
Yves Dauteuille, La Collection, Flammarion, avril 2012, 94 p.
*Photo : Lucidio Studio
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